Conspirationnisme

On ne peut pas faire confiance à quelqu'un qui ne fait confiance à personne 1Jerome Blattner

Mais le fait que l'on ait ri de génies n'implique pas que tous ceux dont on rit sont des génies. Ils ont ri de Christophe Colomb, ils ont ri de Fulton, ils ont ri des frères Wright. Mais ils ont aussi ri de Bozo le Clown 2Carl Sagan

C'est le sentiment d'être trompé qui est ici trompeur3Clément Rosset: Le Réel et son double (Gallimard, 1976)

Le conspirationnisme/complotisme est la croyance aVoir une conspiration à l'oeuvre en permanence dans la vie de tous les jours (les informations, les produits que l'on achète, les livres publiés, les films qui sortent, etc.) interprétés comme ayant un rapport de près ou de loin avec la conspiration est un mécanisme comparable à celui de la croyance religieuse, où tout événement de la vie est supposé être soumis à la volonté divine ominipotente - Stocking & Holstein, 2009 que le monde est régi par des conspirations/complots en permanence. L'idée de conspiration y devient la norme plutôt que l'exception.

Comme toute croyance, il produit des raisonnements biaisés qui ne visent qu'à interpréter le réel à travers elle : l'explication "raisonnable" est délaissée au profit d'une autre qui conforte la croyance en un ennemi à l'œuvre en permanence.

Dans les deux cas les faits sont les mêmes, ce qui semble rendre la réfutation difficile puisque le débat ne repose plus que sur l'interprétation libre de ces faits. bDans ce cas l'explication la plus raisonnable est réputée être celle qui nécessite le moins de faits (principe de simplicité/banalité comme le rasoir d'Ockham (par exemple si une tour s'effondre suite à être percutée par un avion, l'incendie provoqué suffit - même pour un véritable complot où les pilotes ne seraient pas à la solde de ceux qu'on accuse - et il n'y a pas besoin de rajouter des explosifs). Egalement une théorie n'intègrant jamais des éléments récurrents du réel tels que le hasard, les erreurs, maladresses, incompétences ou stupidités, refusant les coïncidences fortuites, est typique d'un esprit complotiste ou tout est orchestré, manipulé..

L'anti-complotisme ne vise donc pas à contredire des théories de complot en elles-mêmes, mais la manière déraisonnable dont elles sont construites.

Causes

A l'origine du conspirationnisme se trouve :

Catalyseurs

Ces causes, qui peuvent exister à toute période, peuvent aussi être renforcées dans des contextes de :

Principes

Sélection

Au départ du raisonnement conspirationnisme se trouve un mécanisme de sélection du coupable, de 2 manières possibles :

Interprétation

Au lieu de partir des faits pour induire une conclusion, la conviction de l'existence de comploteurs implique que tout est déduit à partir d'elle. Il s'ensuit que, puisqu'elle est supposée vraie :

Ce doute généralisé et systématique amène respectivement à penser que le complot est global (tout est lié) et qu'un événement n'arrive pas par hasard (il n'y a pas de fumée sans feu)

Cela amène alors à adopter une grille de lecture à charge des événements du monde contre l'ennemi désigné. Le but - conscient ou inconscient - étant de l'accabler (démontrer ses méfaits supposés, inciter à sa haine), un cheminement logique (déductif) est établi entre des faits réels, observés, et le coupable sélectionné, au travers d'interprétations ad hoc de ces faits :

des faits interprétés à charge ...qui sont interprétés en fonction de l'intérêt que pourrait y trouver l'ennemi sélectionné (par logique ou idéologie)
Exemple de clip reprenant la rhétorique conspirationniste : tous les événements historiques y sont interprétés comme reliés à la même conspiration globale, toute vérité est cachée (le vrai pouvoir est secret, derrière chaque figure il y en a une autre qui manipule), et rien [aucune guerre] n'est un hasard.
des faits à décharge ...apparemment disculpants, sont retournés : réinterprétés comme une tentative machiavélique pour se disculper, tromper le monde par une désinformation. Il n'y a donc pas de sens/motivation pour le conspirationniste à chercher ces éléments contradictoires puisqu'il les inversera de toute façon.
des contestations de la conspiration

Elles deviennent autant de confirmations (puisqu'elle ne peut être que, au pire l'oeuvre des conspirateurs eux-mêmes souhaitant protéger leur forfait, et au mieux l'oeuvre de naïfs s'étant fait endoctriner par la conspiration).

l'absence d'événements Elle est elle-même est interprétée comme une confirmation implicite
  • l'absence de contestation équivaudrait à une reconnaissance tacite (il faudrait donc réfuter toute théorie même la plus délirante, à défaut de quoi elle serait considérée vraie par défaut ou jusqu'à preuve du contraire, par une sorte dérive sémantique proche du dicton enfantin c'est le dernier qui a parlé qui a raison).
  • le fait que la vie observée ne montre apparemment rien de la conspiration (les gens semblent vivre "normalement", les états semblent avoir des préoccupations "ordinaires", etc.) est interprété comme, au choix :
    • une efficacité du secret, une démonstration de la toute puissance des autorités qui fomentent la conspiration, qui seraient ainsi capables d'imposer une telle "normalité apparente". L'absence de preuve devient en quelque sorte la preuve du secret, et donc la preuve du complot.
    • le simple reflet d'une phase préalable, de préparation du complot en développement progressif. La menace approche et, en bons croyants, ne seront sauvés que ceux qui s'y seront préparés.
Déconstruction du conspirationnisme 18Enthoven, Raphaël & Danblon, Emmanuelle: "Quand la philosophie s'occupe du complot", Philosophie, Arte, 20 mai 2012

Il s'ensuit naturellement que, puisque l'ennemi désigné est supposé omnipotent rCe qui rend l'hypothèse de son existence infalsifiable et donc capable de tromper le monde, que les véritables informations sont à chercher hors des sentiers battus (mainstream) contrôlés, et que la vérité est ailleurss "The truth is out there", slogan popularisé par la série X-Files à partir des années 1990s. Cette "vérité" alternative est facilement trouvable depuis l'avènement de l'Internet qui permet de la construire, puis la rendre facilement accessible au cercle de la société des "truthers" tCe qui devient de plus en plus paradoxal et faux tant l'internet prend le pas sur la télévision.

Argumentation

Le principe du conspirationnisme est donc le raisonnement par l'absurde : en posant l'hypothèse a priori d'une conspiration, on en déduit alors comment elle se serait articulée en fonction des faits observés, et on demande aux contradicteurs d'invalider la théorie (notamment en diligentant de nouvelles enquêtes officielles - qui ne lèveront jamais les doutes puisque de nouveaux scénarios complotistes seront toujours élaborés en fonction des nouvelles données éventuellement découvertes).

En conspirationnisme, la question de la preuve n'est jamais réellement abordée, puisque cela supposerait, outre que le complot n'est plus théorisé mais avéré et donc admissible par tous, qu'il n'est pas si puissant que cela (or il est supposé omnipotent). Il ne s'agit que de doute, d'un conspirationniste qui ne fait que poser des questions uCe qui offre une posiition rhétorique de non-affirmation (le fameux slogan je ne fais que poser des questions) d'apparence objective et non-partisane, mais qui dans le cas de théories non-falsifiables revient à une acceptation tacite (le vrai "par défaut" ou "jusqu'à preuve du contraire" de la science rationaliste). et dit demander des réponses. Parfois aussi l'absence de preuve sera justifiée par un raisonnement circulaire (la preuve du complot serait qu'on s'efforce de prouver qu'il est faux par exemple vUn argument utilisé pour les Protocoles des sages de Sion).

Théories du complot : entretien avec le rhétoricien Loïc Nicolas 19Danblon, Emmanuelle & Nicolas, Loïc (dir.) : Les rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS éditions, 2010 < Mediapart

La rhétorique conspirationniste consiste donc à :

  1. partir d'éléments incontestables apportant une caution de plausibilité et un rempart contre la contestation (le conspirationniste peut ainsi arguer qu'un contradicteur est de mauvaise foi en contestant ces éléments pourtant incontestables, alors que bien sûr le contradicteur conteste en fait l'interprétation de ces faits/la théorie de complot tissée entre eux) :
    théories admises ...qu'il serait naïf de contester (le fait qu'il y ait eu des complots dans le passé, que des gens soient avides de pouvoir et d'argent, que des autorités aient déjà menti dans le passé ou mené des opérations clandestines, etc.) wPar contre le fait que des théories de complot aient été démontrées fausses dans le passé ne semble pas remettre en cause le complotisme, paradoxalement.
    faits
    • incontestables : observés (un souffle d'explosion, un immeuble qui s'écroule, un objet retrouvé, etc.) donnant un image d'objectivité (je ne présente que des faits) xDe même qu'il n'existe pas de vérité absolue, il n'existe pas de mensonge absolu, et toute fausse théorie élabore généralement sur la base de faits de départ, comme si la théorie était uniquement composée de faits (alors qu'elle n'est composée que d'une interprétation de ces faits) et que la contester serait nier les faits.
    • nombreux : Plus les faits sont nombreux, plus la théorie qui les interprête semble solide (or une autre théorie les prenant tous en compte est tout aussi solide, mais le complotiste pariera sur un contradicteur qui s'épuise avant de les prendre tous en compte).
  2. tisser une théorie de conspiration dans les zones d'ombres mal connues entre ces faits :
    sur le visible
    • rechercher des coïncidences ou un ordre et les afficher comme improbables (non dues au hasard). Le nombre de faits collectés est ici important, puisque plus ceux-ci seront nombreux, plus il sera facile de trouver des coïncidences entre eux yC'est ainsi qu'en ufologie, la théorie de l'orthoténie se développa par exemple. Or il est avéré que, d'une part, des coïncidences émergent naturellement dès que l'on cherche parmi un nombre suffisant de faits et que, d'autre part, un ordre émerge aussi naturellement du hasard/de règles semblables à celle celles d'une sélection naturelle 20Harpon, Marc: "Penser les théories du complot : créationnisme et conspirationnisme", Changement de société, 25 janvier 2011 21Torgovnick, Kate: "Who controls the world? Resources for understanding this visualization of the global economy", TED, 2013-2-13. La recherche d'erreurs ou d'incohérences est aussi évidemment de mise.
    • interpréter de manière subjective ad hoc.
      • les faits : Il s'agit souvent de faille du rasoir d'Ockham (pour vous ce souffle est l'effet d'une compression d'étages, pour moi c'est une explosion, mais le souffle existe de toute façon, donc nul besoin d'y ajouter une explosion). Les erreurs ou incohérences (témoignages contradictoires, éléments incorrects dans les récits journalistiques, etc.) sont interprétés non pas en tant que telles (faillabilité des témoignages, journalisme approximatif dans la course à la publication, etc.) mais comme une volonté de tromper.
      • les attitudes via des procès d'intention : telle personne physique ou morale dit ceci mais pense autre chose zLe complotiste ironisera par exemple sur l'idée que la CIA est bien connue pour sa transparence sous-tendant, non pas qu'elle puisse mentir - ce qui est évident - mais qu'elle mente toujours, sans apporter aucun argument que, dans son scénario complotiste, elle aurait intérêt à mentir. Les contradicteurs manquent d'ouverture d'esprit, ne savent pas se remettre en cause et oublier leurs a priori (alors que le conspirationniste n'est pas du tout ouvert non plus aux arguments contradictoires) et se savent pas se débarasser de leur aveuglement... ou font tout simplement partie de la conspiration (et leurs arguments sont donc disqualifiés ipso facto).q> pourra aller jusqu'à la dérive sémantique de décrire tout contradicteur comme réfutant les faits ou la réalité, alors réfute seulement une interprétation complotiste de cette réalité.
    • déformer des faits pour les rendre plus incroyables {Par exemple l'histoire du passeport de Mohamed Atta qui aurait été retrouvé au sommet des débris du WTC, et laisser répéter ces déformations.
    • passer sous silence des faits contradictoires |Par exemple les moteurs d'avion retrouvés dans les débris du crash du le Pentagone.
    • Inventer : dans certains cas (document photographiqus principalement), des faux pourront être élaborés, soit par jeu, soit comme un acte militant amenant les gens à croire à la thèse complotiste, de toute façon supposée vraie et qu'on serait donc de toute façon fondé à promouvoir par tous les moyens, y compris des faux, faute de "vrais" inaccessibles.
    sur l'invisible, spéculer, voire inventer
    • pour les parties (moment, lieu) où personne ne sait rien, il est facile d'inventer une portion de scénario (ou de l'imaginer pour combler son scénario disons).
    • pour des parties connues, une cause est parfois ajoutée aux causes simplement observables quand ces dernières sont jugées insatisfaisantes (trop simples pour l'incroyable observé pour le conspirationniste logique, n'incriminant pas assez l'ennemi désigné pour le conspirationniste idéologique), contrairement au principe du rasoir d'Ockham }Par exemple si un avion s'écrase sur un bâtiment et provoque un incendie menant à son effondrement, le conspirationniste ne va pas chercher en quoi cet événement était exceptionnel, mais plutôt y ajouter une cause supplémentaire (explosifs cachés par exemple)..
  3. poser des questions instillant le doute sur la version officielle ~Le vocable en lui-même n'est pas neutre, le terme officiel supposant que quiconque admettant cette thèse se range forcément du côté des autorités, et par généralisation abusive à toutes les déclarations de ces dernières (le contradicteur peut alors facilement être qualifié de naïf), de manière à décrire en creux, sans jamais l'affirmer stricto sensu, la thèse complotiste (et ainsi ne pas avoir la charge de la prouver). Ce questionnement est fondé par la conviction rationaliste Le conspirationnisme est parfois appelé rationalisme démocratique. qu'il y a une explication à tout, que rien n'arrive par hasard, et donc que puisque coïncidences, incompétences, etc. n'existent pas, il faut fournir une explication aux coïncidences trouvées par exemple (explication généralement vite trouvée via la rengaine : à qui profite le crime ? €Cui bono en latin). En fait toute question suppose un étonnement, et donc évidemment une contestation, souvent sans fondement clair (on demande juste au contradicteur d'expliquer pourquoi ce ne serait pas fondé), de la crédibilité de la thèse officielle.
  4. demander à ce qu'on réfute les réponses complotistes à ces questions, ce qui :
    • est un retournement de la charge de la preuve puisque le complot est considéré tout aussi crédible qu'une autre explication s'il n'est pas réfuté (un retournement qui ne s'admet pas, puisque le complotiste nie affirmer quoi que ce soit).
  5. n'est souvent pas possible puisqu'il est impossible de prouver que quelque chose n'existe pas.

Cependant, étant donné la force de sa croyance, le conspirationniste ne changera pas d'avis en fonction d'éventuelles réponses mais s'adaptera toujours à de nouvelles réponses (en les contestant ou les ajoutant aux "faits" à partir desquels tisser).

Caricatures

Citation de Hawkings
Si les gouvernements sont impliqués dans une dissimulation de l'existence d'extraterrestres, alors ils s'y prennent bien mieux que pour tout ce qu'ils font d'autre. Un raisonnement qui peut s'appliquer à d'autres théories de conspiration, soulignant combien les conspirationnistes imaginent les comploteurs comme omnipotents et incapables d'erreurs Alors que nombre d'hommes puissants (Richard Nixon et le Watergate, le directeur de la CIA David Petraeus et sa liaison extraconjugale, le président du FMI DSK et Nafissatou Diallo, etc.) ont été incapables de dissimuler leurs mensonges dans l'histoire.

Le phénomène du conspirationnisme est aussi l'occasion pour certains de décrédibiliser les positions de leurs adversaires comme étant soit irrationnelles, soit naïves.

Caricature du doute

D'un côté, certains décrivent tout perplexe comme conspirationniste :

Qualifier de "théorie du complot" l'explication d'un fait social le rend immédiatement illégitime. Une telle désignation revient, en effet, à dénier à l'explication proposée toute prétention à l’authenticité. Elle provient d’un "dénonciateur" qui, par essence, est un sceptique, s'insurgeant contre celui qui adhère à la théorie du complot : le "crédule", en proie à l'irrationalité 22Klein, Olivier & Van der Linden, Nicolas: article, p. 133.

Cette généralisation est évidemment abusive et improductive, puisqu'elle ne fera pas changer les véritables conspirationnistes (pour qui toute contradiction est preuve du complot, manipulation des esprits "faibles"/non rebelles/moutons), mais décrédibilisera la position anti-conspirationniste auprès de personnes capables de jugements objectifs.

Contrairement à ces derniers, motivés le seul désir d'obtenir la vérité plutôt que de "charger" tels ou tels ennemis et capables de revenir sur leur premiers jugements 23Metzger, Mike: "Letter of Resignation" 24Hickman, Leo: "Climate change study forces sceptical scientists to change minds", The Guardian, 2012-07-29 25Lewis, John: "Muse's Matt Bellamy: It’s only now I feel comfortable singing about love", Metro, 24 septembre 2012, un véritable conspirationniste arguera typiquement que le complot est global, que tout est lié, et par conséquent que rien n'arrive pas hasard et, dans le cas d'un conspirationniste idéologique, désignera toujours le même coupable.

Caricatures de l'anti-conspirationnisme

A contrario, une autre caricature typique est aussi celle de l'anti-conspirationniste comme quelqu'un niant la possibilité d'un complot : le conspirationnisme étant une généralisation des théories de conspiration, l'anti-conspirationnisme est vu comme quelqu'un de naïf et enclin à "gober" toute explication "officielle" les yeux fermés. Si ce type de personne peut exister (généralement via une attitude "par défaut" découlant du refus de réfléchir sur tel ou tel sujet), un anti-conspirationniste est au contraire une personne s'employant à réfléchir de la manière qui lui paraît la plus sensée possible, c'est-à-dire :

Dangereux ?

Le complotiste, en exprimant ses théories, représente-t-il un danger ? Après tout, chacun est libre d'exprimer ses opinions ‚Dans les limites de la loi, la loi française condamnant les propos racistes ou certains négationnismes par exemple.

Certaines théories sont toutefois susceptibles de nuire à :