Effondrement du processus du pouvoir dans la société moderne

Kaczynski, Theodore: La société industrielle et son futur, 1995
  1. Nous divisons les désirs humains en 3 groupes : (1) ceux qui peuvent être satisfaits avec un minimum d'effort ; (2) ceux qui ne peuvent être satisfaits qu'au prix d'un sérieux effort ; (3) ceux qui ne peuvent être satisfaits quels que soient les efforts accomplis. Le processus de pouvoir permet de satisfaire les désirs du second groupe. Plus il y a de désirs du 3ᵉ groupe, plus cela génère frustration, colère, éventuellement défaitisme, dépression, etc.
  2. Dans la société industrielle, les désirs naturels de l'homme ont tendance à se retrouver dans les groupes 1 et 3, tandis que le 2ᵉ groupe tend à regrouper tous les désirs artificiellement créés.
  3. Dans les sociétés primitives, les besoins physiques relevaient généralement du groupe 2 : ils pouvaient être satisfaits seulement au prix de gros efforts. Mais les sociétés modernes ont tendance à garantir le minimum vital n1Nous laissons de côté la "sous-classe". Nous parlons de la majorité. en échange d'un effort minime, ce qui fait que les besoins primordiaux y relèvent du groupe 1 (il peut y avoir désaccord sur le fait que le fait de conserver un travail est "minime", mais généralement, dans les boulots des couches basses et moyennes de la société, ce qu'on vous demande principalement, c'est l'obéissance. Vous restez assis ou debout là où vous a dit de rester, et faites ce qu'on vous a dit de faire de la façon dont on vous a dit le faire. Vous devez rarement vous impliquer sérieusement, et dans tout les cas, vous avez du mal à acquérir une certaine autonomie, et , ainsi, le processus de pouvoir ne peut pas être satisfait).
  4. Les besoins sociaux, comme le sexe, l'amour, et le statut social, relèvent souvent du groupe 2 dans la société moderne, suivant la position hiérarchique de l'individu n2Certains sociologues, éducateurs, professionnels de la "santé mentale", et ainsi de suite, font de leur mieux pour placer les désirs sociaux dans le groupe 1 en essayant de faire en sorte que chacun ait une vie sociale satisfaisante.. Mais, à l'exception des individus qui ont un fort désir pour un statut social élevé, l'effort requis pour réaliser les désirs sociaux est insuffisante pour satisfaire le processus de pouvoir.
  5. Ainsi, certains besoins artificiels ont été créés pour relever du groupe 2, de façon à essayer de satisfaire le processus de pouvoir. La publicité et le marketing ont été développés de manière à ce que beaucoup de personnes éprouvent des besoins pour des objets que leurs grand-parents n'avaient jamais désirés ou même imaginés. Il faut gagner beaucoup d'argent pour satisfaire ces besoins artificiels, ce qui les fait relever du groupe 2 (Toutefois, voir paragraphes 80-82). L'homme moderne doit satisfaire son besoin de processus de pouvoir essentiellement en courant après les besoins artificiels créés par la publicité et le marketing au service de l'industrie n3Le désir d'acquisition matérielle sans fin est-il vraiment une création artificielle de la publicité et du marketing ? Il n'y a certainement aucune pulsion innée chez l'homme pour l'accumulation de biens matériels. Il y a eu de nombreuses cultures qui ne désiraient que peu de chose en plus de la satisfaction de leurs besoins élémentaires (Arborigènes d'Australie, Culture traditionnelle paysanne Mexicaine, quelques cultures Africaines). D'un autre côté, ont existé de nombreuses cultures préindustrielles où l'accumulation a joué un grand rôle. Ainsi, nous ne pouvons affirmer qu'aujourd'hui, cette particularité n'est qu'une création de la publicité et du marketing. Mais il est certain que la publicité et le marketing ont une part importante dans la création de cette culture de l'accumulation. Les gros trusts qui dépensent des millions en publicités ne le feraient pas si elles n'étaient pas sûres qu'en retour leurs ventes augmenteraient. Un membre de FC a rencontré il y a de cela 2 ans un directeur des ventes qui fut assez franc pour lui dire : "Notre boulot, c'est de faire acheter aux gens des choses qu'ils ne veulent pas et dont ils n'ont pas besoin". Puis il décrivit comment un vendeur novice pouvait présenter au public un produit avec ses seules qualités sans rien vendre, alors qu'un professionnel entraîné pouvait en vendre des tas au même public. Ceci montre que les gens sont manipulés pour acheter des choses qu'ils ne veulent pas vraiment., et ce au travers des activités compensatrices.
  6. Il semble que pour beaucoup de gens, peut-être la majorité, ces formes artificielles du processus de pouvoir sont insuffisantes. Un thème qui apparaît régulièrement dans les écrits de la critique sociale de la 2ᵉ moitié du 20ème siècle est le sentiment d'inutilité qui accable de nombreuses personnes dans la société moderne (ce sentiment d'inutilité est souvent désigné sous d'autres termes comme "anomie" ou "vacuité de la classe moyenne"). Nous pensons que la soi-disante "crise d'identité" est à l'heure actuelle une recherche de sens, souvent sous la forme d'une activité compensatrice adéquate. Il est possible que l'existentialisme soit pour une grande part une réponse à ce sentiment d'inutilité n4Le problème du sentiment d'inutilité semble être devenu moins aigu depuis environ 15 ans, car les gens se sentent moins en sécurité physiquement et économiquement qu'ils ne l'étaient avant, et le besoin de sécurité leur a fourni un but. Mais le sentiment d'inutilité a été remplacé par la frustration de ne pouvoir atteindre à cette sécurité. Nous avons mis en avant le sentiment d'inutilité car les libéraux et les "gauchistes" voudraient résoudre nos problèmes sociaux en faisant en sorte que la société garantisse à chacun la sécurité ; mais si cela peut être fait, le problème du sentiment d'inutilité reviendra au premier plan. Le vrai malaise ne vient pas du fait que la société assure bien ou mal la sécurité de chacun ; c'est plutôt que les gens sont dépendants du système pour leur sécurité plutôt que de l'assurer eux-mêmes. Ceci, entre autres, explique pourquoi certaines personnes se remuent pour le droit de posséder des armes à feu ; la possession d'un fusil leur permet d'assurer cette partie de la sécurité.. La quête de l'épanouissement est très largement répandue dans notre société. Mais nous pensons que pour la majorité des gens une activité dont le but principal est l'épanouissement (c.a.d. une activité compensatrice) n'apporte pas un épanouissement réel et profond. En d'autres termes, il se satisfait pas totalement le besoin du processus de pouvoir (Voir paragraphe 41). Ce besoin peut être pleinement satisfait uniquement au travers d'activités qui ont un but extérieur, comme les nécessités vitales, le sexe, l'amour, le statut social, etc ...
  7. Pire encore, lorsque les buts passent par gagner de l'argent, gravir les échelons hiérarchiques, ou œuvrer comme un rouage du système d'une quelconque autre manière, la plupart des gens ne sont pas en position de poursuivre leurs buts de manière autonome. Les travailleurs sont des employés standards, comme nous l'avons vu au paragraphe 61, doivent passer leurs journées à faire ce qu'on leur a dit de faire de la manière qu'on leur a dit de faire. Même la plupart des personnes à leur compte n'ont qu'une autonomie limitée. C'est la plainte constante des petits entrepreneurs comme quoi leurs mains seraient liées par une réglementation étatique abusive. Certaines de ces réglementations sont sans nul doute inutiles, mais elles sont le pendant essentiel et inévitable de notre société hautement complexifiée. Une grande partie des indépendants travaillent sous le régime de la franchise. Il a été rapporté il y a quelques années dans le Wall Street Journal que les sociétés franchisées faisaient passer aux postulants un test destiné à écarter ceux qui faisait montre de créativité et d'initiative, car de telles personnes ne sont pas suffisamment dociles pour se soumettre au système de la franchise. Ceci exclut ainsi beaucoup de gens qui ont un grand besoin d'autonomie.
  8. Aujourd'hui les gens vivent plus en fonction de ce que le système fait pour eux ou à leur place qu'en fonction de ce qu'il font pour eux-mêmes. Et ce qu'ils font est de plus en plus canalisé par le système. Les possibilités deviennent celles que le système tolère, et elles doivent être jugulées par les lois et réglementations n5Les efforts des conservateurs pour diminuer l'ingérence gouvernementale sont de peu de profit pour le citoyen moyen. D'abord, seulement une partie des réglementations peut être éliminée car elles sont majoritairement indispensables. Ensuite, la majeure partie de la réglementation concerne le commerce plutôt que l'individu, ce qui fait que le principal bénéfice de l'opération est de prendre le pouvoir des mains du gouvernement pour le donner à des firmes privées. Ce qui signifie pour le pékin moyen, que les ingérences gouvernementales dans sa vie privée sont remplacées par celles des trusts, ce qui peut leur permettre, par exemple, de rejeter plus de produits chimiques dans son eau et lui donner le cancer. Les Conservateurs prennent l'électeur pour un crétin, exploitant son ressentiment contre l'Etat Tout Puissant pour promouvoir le pouvoir du Grand Capital., et les techniques préconisées par les experts doivent être suivies si on veut avoir une chance de réussite.
  9. Ainsi le processus de pouvoir se désagrège dans notre société du fait d'une déficience de buts authentiques et d'une perte d'autonomie dans la poursuite de ces buts. Mais il se désagrège aussi à cause des désirs qui relèvent du groupe 3 : les désirs qui ne peuvent être satisfaits quels que soient les moyens mis en œuvre. Un de ces désirs est le besoin de sécurité. Nos vies dépendent de décisions prises par d'autres personnes ; nous n'avons aucun contrôle sur ces décisions, et nous ne connaissons même pas les gens qui les prennent (Nous vivons dans un monde dans lequel relativement peu de gens - peut-être 500 ou 1000 - prennent les décisions fondamentales - Philip B. Heymann de l'université de droit de Harvard, interrogé par Anthony Lewis, du New York Times le 21 avril 1995). Nos vies dépendent des niveaux de sécurité réellement appliqués dans une centrale nucléaire ; de la quantité de pesticides autorisée dans nos aliments ou de la pollution dans notre atmosphère ; du niveau de qualification de notre médecin ; le fait que nous trouvions ou perdions un emploi est soumis à l'arbitraire des économistes du gouvernement ou des dirigeants de trusts ; et ainsi de suite. La plupart des individus ne sont pas en position de se défendre eux-mêmes contre tous ces périls, sinon sur une très petite échelle. La recherche de la sécurité est ainsi frustrée, ce qui conduit à un sentiment de dépérissement.
  10. On peut rétorquer que l'homme primitif est physiquement bien moins à l'abri que son homologue moderne, ainsi que le montre sa plus faible espérance de vie ; c'est pourquoi l'homme moderne souffre moins et non pas plus de l'insécurité. Mais la sécurité psychologique ne correspond pas exactement avec la sécurité physique. Ce qui nous fait nous sentir en sécurité n'est pas tant une sécurité réelle que le sentiment de confiance en notre capacité à nous débrouiller nous-mêmes. L'homme primitif, acculé par un fauve ou poussé par la faim, peut se défendre ou partir à la recherche de nourriture. Il n'est pas certain de réussir, mais il n'est certainement pas sans ressource face à l'adversité. D'un autre côté, l'homme moderne est démuni face aux accidents nucléaires, aux substances cancérigènes dans la nourriture, à la pollution, la guerre, l'augmentation des impôts, les intrusions dans sa vie privée, et en général face aux phénomènes sociaux ou économiques à l'échelle de la nation qui peuvent détruire son mode de vie.
  11. Il est vrai que l'homme primitif est démuni face à certains périls, la maladie par exemple. Mais il accepte stoïquement le risque de maladie. Cela fait partie de la nature des choses, ce n'est la faute de personne, sinon d'un démon, contre lequel on ne peut rien. Mais ce que subit l'homme moderne est l'œuvre de l'homme. Ce n'est pas du à la malchance, mais ça lui est imposé par d'autres personnes qu'il est incapable, en tant qu'individu, d'influencer. En conséquence de quoi, il se sent frustré, humilié et en colère.
  12. Ainsi l'homme primitif a pour une grande part sa sécurité entre ses propres mains (soit comme individu, soit comme membre d'un petit groupe) tandis que la sécurité de l'homme moderne est entre les mains de personnes ou d'organisations qui sont trop inaccessibles pour qu'il soit à même de pouvoir les influencer. Ainsi, le désir de sécurité de l'homme moderne tend à relever des groupes 1 et 3 ; dans certains cas (nourriture, logement, etc.), cette sécurité est assurée au seul coût d'un faible effort, tandis que dans les autres cas, il ne peut pas accéder à cette sécurité (Ce qui précède simplifie exagérément la situation réelle, mais indique en gros en quoi la condition de l'homme moderne diffère du primitif).
  13. Les gens ont des désirs passagers ou des envies qui sont nécessairement contrariées dans la vie moderne, et qui relèvent ainsi du groupe 3. On peut être affamé, mais la société moderne ne permet pas de chasser. L'agression verbale est même interdite dans de nombreux cas. Quand on se déplace, on peut être pressé ou bien décontracté, mais on n'a pas généralement le choix, sinon de se déplacer au rythme du trafic et d'obéir aux signaux. On peut vouloir travailler d'une manière différente, mais souvent on doit travailler suivant les directives de son employeur. De bien d'autres manières, l'homme moderne est emprisonné dans un réseau de lois et réglementations (implicites ou explicites) qui contrarient ses envies et ainsi interfèrent avec le processus de pouvoir. La plupart de ces réglementations ne peuvent pas être ignorées, car elles sont nécessaires au fonctionnement d'une société industrialisée.
  14. La société moderne est sous bien des aspects extrêmement permissive. Tout ce qui ne perturbe pas le fonctionnement du système, nous pouvons le faire. Nous pouvons croire en la religion de notre choix (tant qu'elle n'encourage pas des attitudes dangereuses pour le système). Nous pouvons coucher avec qui bon nous semble (tant que nous pratiquons le "safe sex"). Nous pouvons faire ce que nous voulons tant que c'est anodin. Mais quand cela devient important, le système a tendance à progressivement réguler nos comportements.
  15. Nos comportements ne sont pas seulement régulés par des lois explicites et pas seulement par le gouvernement. Le contrôle est souvent exercé par une coercition indirecte ou par une pression psychologique ou des manipulations, et, ce, par des organisations autres que le gouvernement, ou par le système dans son ensemble. La plupart des grandes organisations utilisent des formes de propagande n6Quand quelqu'un approuve le dessein pour lequel une certaine propagande est utilisée, il la nomme généralement "éducation" ou emploie un quelconque autre euphémisme. Mais la propagande reste de la propagande quel que soit le but visé. pour manipuler le public dans ses attitudes et comportements. La propagande n'est pas limitée au "commerce" et à la publicité, et parfois n'est même pas considérée comme telle par les gens qui la diffusent. Par exemple, le contenu d'un programme de divertissement est une puissante forme de propagande. Un exemple de coercition indirecte : Il n'y a pas de loi qui dise qu'il faille aller travailler tous les jours et suivre les directives du patron. Légalement, rien ne nous interdit de retourner à l'état sauvage ou de travailler pour notre compte. Mais en pratique, il reste peu de contrées sauvages, et il y a une place limitée dans notre économie pour "l'artisanat". Ce qui fait que la plupart d'entre nous ne peuvent survivre qu'en étant l'employé de quelqu'un.
  16. Nous soutenons que les obsessions de l'homme moderne pour la longévité de sa vie et pour assurer jusqu'à un âge avancé la vigueur physique et l'attrait sexuel sont un symptôme d'une aliénation résultant de la déliquescence du processus de pouvoir. La "crise de l'âge mûr" en est aussi un symptôme. De même la perte d'intérêt pour une nombreuse progéniture assez courante dans la société moderne, mais presque insensée dans les sociétés primitives.
  17. Dans une société primitive, la vie est une succession d'étapes. Les besoins et fonctions propres à un stade ayant été accomplies, il n'y a pas de problème particulier à passer au stade supérieur. Un jeune homme accomplira son processus de pouvoir en devenant un chasseur, non pour le sport ou pour l'agrément, mais pour assurer sa subsistance (en ce qui concerne les jeunes femmes, le processus est plus complexe, du fait d'un accroissement du rôle social ; nous n'en discuterons pas ici). Cette période ayant été couronnée de succès, il n'y a pas de problème pour s'assagir et fonder un foyer (par contre, certains "modernes" repoussent indéfiniment le moment d'avoir des enfants car ils sont trop occupés à rechercher "l'épanouissement" de quelque manière que ce soit. Nous pensons que l'épanouissement dont ils ont besoin est une expérience correcte du processus de pouvoir - avec des buts réels au lieu des buts artificiels des activités compensatrices). De même, après avoir élevé ses enfants, avoir utilisé le processus de pouvoir pour leur fournir subsistance, l'homme primitif sent que son heure est venue et accepte la vieillesse (s'il survit jusque là), puis meurt. D'un autre côté, la plupart des hommes modernes, sont hantés par l'inéluctabilité de la mort, comme le montre la somme d'efforts qu'ils déploient pour conserver leur vigueur, leur attrait et leur santé. Nous affirmons que ceci est du au fait qu'ils n'ont jamais utilisé leurs capacités physiques d'une quelconque manière, qu'il n'ont jamais éprouvé leur processus de pouvoir en utilisant leur corps de façon sérieuse. Ce n'est pas l'homme primitif, qui a quotidiennement exercé son corps, qui craint les affronts de l'âge, mais le moderne qui ne l'a jamais fait, à part marcher de sa voiture à sa maison. C'est l'homme dont le besoin du processus de pouvoir a été satisfait durant sa vie qui est le mieux préparé à accepter la fin de sa vie.
  18. En réponse aux arguments de cette section, quelqu'un rétorquera : la société doit trouver un moyen de donner aux gens la capacité d'exercer leur processus de pouvoir. Pour de telles personnes, cette capacité est nulle par le simple fait que la société la leur donnera. Ce dont elles ont besoin, c'est de trouver cette capacité d'elles-mêmes. Tant que le système leur donnera les "moyens", ils seront en laisse. Pour parvenir à l'autonomie, ils doivent se débarrasser de la laisse.