Mais toutes les aristocraties désœuvrées ne succombent pas à l'ennui et à la démoralisation. Par
exemple, l'empereur Hirohito, au lieu de sombrer dans un hédonisme décadent, s'occupa de biologie marine, domaine
dans lequel il devint un expert. Quand les gens n'ont pas à se débrouiller pour satisfaire leurs besoins primaires,
ils se créent des buts artificiels. Dans la majorité des cas, ils poursuivent ces buts avec la même énergie et le
même enthousiasme que s'il s'agissait d'assouvir un besoin naturel. Ainsi, les aristocrates de l'empire romain
avaient des prétentions littéraires ; de nombreux nobles européens d'il y a quelques siècles dépensaient un temps et
une énergie folle à la chasse, bien qu'ils n'aient eu nul besoin de la viande ; d'autres sont entrés en compétition
pour leur rang par un étalage de richesses ; et quelques-uns, comme Hirohito, se sont tournés vers la science.
Nous avons utilisé le terme de "activités compensatrices" pour désigner une activité dirigée vers un but
artificiel qu'une personne s'est inventé pour simplement avoir quelque chose vers lequel tendre et œuvrer, ou selon
ses dires pour la satisfaction personnelle qu'elle tire de cette activité. Ceci est une règle d'or pour identifier
une activité compensatrice. En présence d'une personne qui passe le plus clair de son temps à la poursuite d'un but
X, demandez-vous : si elle employait tout son temps et son énergie à satisfaire des besoins vitaux, et si cet effort
nécessitait de sa part l'emploi de toutes ses facultés intellectuelles ou physiques de manière variée et
intéressante, serait-elle vraiment frustrée de ne pouvoir atteindre le but X ? Si la réponse est non, alors cette
personne s'adonne à une activité compensatrice. Les études de Hirohito sur la biologie marine constituent clairement
une activité compensatrice, puisqu'il est presque certain que s'il avait eu à occuper son temps à d'intéressantes
activités non-scientifiques pour assurer sa subsistance, il n'aurait pas été frustré de ne pas tout connaître de
l'anatomie et de la vie des animaux marins. D'un autre côté, la recherche d'amour ou de sexe (par exemple) n'est pas
une activité compensatrice, car la majorité des gens, même si leur existence est par ailleurs satisfaisante,
seraient extrêmement frustrés s'il n'avaient de leur vie aucune relation avec un membre du sexe opposé (toutefois,
une frénésie de sexe peut-être considérée comme une activité compensatrice).
Dans la société industrielle moderne, un effort minimal est nécessaire pour subvenir aux besoins
vitaux. Il suffit de suivre un programme approprié pour acquérir une minable compétence technique, puis d'aller
travailler et de déployer un effort des plus modestes pour conserver le job. Les seules qualités requises sont une
intelligence raisonnable, et surtout de l'obéissance. Si vous possédez tout cela, la société prendra soin
de vous du berceau jusqu'à la tombe (bien entendu, il y a une "sous-classe" sociale qui ne peut tenir la
satisfaction des besoins primordiaux comme acquise, mais nous parlons ici de la majorité de la société). Ainsi il
n'est pas surprenant que la société moderne soit pleine d'activités compensatrices. Par exemple : les travaux
scientifiques, le sport, les activités humanitaires, la création artistique, grimper les échelons de votre
entreprise, acquérir de l'argent et des biens matériels bien au-delà du point où cela vous apporte une réelle
satisfaction, et l'activisme social quand l'activiste s'occupe de choses qui ne le concernent pas personnellement,
comme les activistes blancs préoccupés par les droits des minorités. Il n'y a pas toujours d'activités purement
compensatrices, car de nombreuses personnes sont motivés en partie pour des raisons autres que simplement avoir un
but à atteindre. Le travail scientifique peut être motivé par un besoin de prestige, la création artistique pour
exprimer ses sentiments, le militantisme social par hostilité. Néanmoins, en général, ces activités sont
essentiellement compensatrices. Par exemple, la majorité des scientifiques admettra probablement que la satisfaction
qu'ils retirent de leur travail est plus importante que l'argent ou le prestige.
Pour beaucoup, si ce n'est la majorité des gens, les activités compensatrices sont moins
satisfaisantes que la poursuite de buts réels (ce sont des buts que des gens voudrait atteindre même si leur besoin
de processus de pouvoir était déjà satisfait). Un bon indicateur de cette tendance en est, que dans la
quasi-totalité des cas, les gens qui s'adonnent avec acharnement à des activités compensatrices ne sont jamais
satisfaits, jamais totalement. Ainsi, le boursicoteur recherche toujours plus et plus d'argent. Le scientifique, à
peine un problème résolu, se jette aussitôt sur le suivant. Le coureur de fond s'oblige à courir toujours plus
longtemps et plus vite. Beaucoup de gens accaparés par leurs activités compensatrices prétendront qu'il
s'épanouissent bien plus avec ces activités qu'avec la triviale nécessité de subvenir à leurs besoins naturels, mais
c'est uniquement parce que dans notre société, cette nécessité a été réduite à sa plus simple expression. Plus
grave, dans notre société, les gens ne satisfont pas leurs besoins vitaux de façon autonome, mais en se
comportant comme des rouages d'une énorme machine sociale. Par contre, les gens ont un grand besoin d'autonomie pour
accomplir leurs activités compensatrices.