Les sources des problèmes sociaux

Kaczynski, Theodore: La société industrielle et son futur, 1995
  1. Tous les problèmes précédemment exposés se retrouvent dans toutes les sociétés, mais dans la société industrielle, ils sont prééminents. Nous ne sommes pas les premiers à dire que le monde moderne semble devenir fou. Ceci n'est pas normal pour une société humaine. Il y a de bonnes raisons de croire que l'homme primitif souffrait moins du stress et de la frustration et était plus heureux de sa vie que son équivalent moderne. Il est vrai que tout n'était pas rose dans les sociétés primitives. Le mépris des femmes est courant chez les aborigènes d'Australie, la transexualité était assez répandue chez certaines tribus indiennes d'Amérique. Mais en gros, on peut dire que les problèmes dont nous avons précédemment parlés étaient moins présents dans les sociétés primitives qu'ils ne le sont dans le monde moderne.
  2. Nous considérons que les problèmes psychologiques et sociaux de notre société sont dus au fait que notre société demande aux gens de vivre dans des conditions totalement différentes de celles dans lesquelles la race humaine s'est développée et de se conduire de façon opposée à celle qui fut celle dans le passé. En fonction de ce que nous avons dit auparavant, il est clair que nous considérons que l'impossibilité d'exercer le processus de pouvoir est la plus importante de ces conditions de vie anormales que la société moderne impose à ses sujets. Mais ce n'est pas la seule. Avant de parler de la déliquescence du processus de pouvoir comme source de problèmes sociaux, nous discuterons des autres sources.
  3. Parmi les conditions de vie anormales dans la société industrielle, nous pouvons citer la densité excessive de la population, la coupure de l'homme avec la nature, la trop grande rapidité des changements de vie, et l'effondrement des petites communautés organiques comme la famille étendue, le village ou la tribu.
  4. Il est bien connu que la surpopulation va de pair avec l'augmentation du stress et de l'agressivité. Le degré d'entassement qui existe actuellement et la coupure de l'homme avec la nature sont des conséquences du progrès technologique. Toutes les sociétés préindustrielles étaient majoritairement rurales. La révolution industrielle a terriblement accru la taille des villes ainsi que de la population qui y vit et les techniques de l'agriculture moderne ont rendu possibles à la planète de supporter une densité de population jamais vue auparavant (De surcroît, la technologie décuple les effets de l'entassement, car elle met entre les mains des gens d'importants moyens de nuisance. Par exemple, une grande variété d'objets bruyants : tondeuses motorisées, radios, motos, etc. Si l'utilisation de ces engins n'est pas réglementée, ceux qui veulent vivre dans le calme sont agressés par le bruit. Si elle est réglementée, les utilisateurs de ces engins se sentent lésés... Mais si ces machines n'avaient jamais été inventées, il n'y aurait aucun problème ...).
  5. Pour les sociétés primitives, la nature (qui n'évolue que très lentement) fournissait un cadre stable et par conséquent un sentiment de sécurité. Dans le monde moderne, c'est l'homme qui domine la nature plutôt que l'inverse et la société moderne évolue très rapidement pour suivre le progrès technique. Il n'y a plus de cadre stable.
  6. Les conservateurs sont idiots : ils se plaignent du déclin des valeurs traditionnelles, alors qu'ils s'enthousiasment pour le progrès technologique et la croissance économique. De toute évidence, il ne leur apparaît pas qu'on ne peut avoir des changements rapides, drastiques dans la technologie et l'économie d'une société sans causer parallèlement des évolutions tout aussi rapides dans tous les autres secteurs de cette société ; et ces évolutions, inévitablement, mettent à bas les valeurs traditionnelles.
  7. L'effondrement des valeurs traditionnelles implique celle des liens organiques des petites structures sociales. La désintégration des petites structures sociales est aussi favorisée par la tendance moderne à imposer la mobilité géographique aux individus, les séparant ainsi de leurs communautés. Pire, une société technologique se doit d'affaiblir les liens familiaux et les petites communautés si elle fonctionne correctement. Dans la société moderne, la loyauté d'un individu doit d'abord aller au système et ensuite, seulement, à une petite communauté, car si la loyauté au groupe restreint était plus forte que celle au système, de tels groupes prendraient l'avantage sur le système.
  8. Supposons qu'un homme politique ou un cadre d'une entreprise engage un cousin, un ami ou un coreligionnaire à la place d'une autre personne plus qualifié pour ce travail. Il a permis à sa loyauté personnelle de prendre le pas sur la loyauté envers le système ; et le "népotisme" et la "discrimination" sont deux péchés capitaux dans la société moderne. Les pays en voie de développement qui n'ont pas bien réussi à subordonner la loyauté individuelle à celle envers le système sont en général assez mal partis (voir l'Amérique Latine). Ainsi, une société industrielle avancée ne peut tolérer en son sein que des groupes émasculés, brisés et réduits à l'état de rouages n1Une exception peut être faite en ce qui concerne certains groupes passifs, contemplatifs, comme les Amish, dont l'influence est faible sur le reste de la société. En dehors de ces derniers, quelques authentiques petites communautés existent aux USA à l'heure actuelle. Par exemple, les gangs de jeunes et les "cultes". Tout le monde les considèrent comme dangereux, et ils le sont, car les membres de ces groupes sont d'abord loyaux les uns envers les autres, plutôt qu'envers le système ; ce qui fait que ce dernier ne peut les contrôler. Ou prenons les gitans. Les gitans se débrouillent généralement par des larcins et des fraudes, car leur loyauté est telle qu'ils peuvent toujours trouver d'autres gitans pour témoigner de leur innocence. Evidemment le système serait secoué si trop de personnes appartenaient à de pareils groupes. Certains des penseurs chinois du début du 20ᵉ siècle qui voulaient moderniser la Chine reconnurent la nécessité de détruire les petits groupes sociaux, comme la famille : "(suivant Sun Yat-sen) le peuple chinois a besoin d'une nouvelle vague de patriotisme qui transférerait la loyauté de la famille à l'état ... (suivant Li Huang) les attaches traditionnelles, particulièrement celles de la famille, doivent être abandonnées si le nationalisme doit se développer en Chine (Chester C. Tan, La pensée politique chinoise au 20ᵉ siècle, page 125 et 297)..
  9. L'entassement, la rapidité des changements, la destruction des communautés ont été massivement reconnus comme sources de problèmes sociaux, mais nous ne croyons pas qu'ils soient à eux seuls responsables de l'étendue des dégâts qu'on peut constater actuellement.
  10. Certaines villes préindustrielles étaient très grandes et très peuplées, mais leurs habitants ne semblent pas avoir souffert d'aussi graves problèmes psychologiques que nos contemporains. Aux USA actuellement, il existe encore des zones rurales peu peuplées, et nous y trouvons les mêmes problèmes que dans les zones urbaines, bien qu'ils soient moins graves en zone rurale. L'entassement ne semble donc pas être un facteur déterminant.
  11. Lors de la ruée vers l'ouest durant le 19ème siècle, la mobilité de la population détruisit probablement les familles étendues et les groupes restreints au moins sur une même échelle qu'actuellement. En fait, beaucoup de familles nucléaires vivaient par choix dans l'isolement, n'ayant aucun voisin à des km à la ronde, et n'appartenant de ce fait à aucune communauté. Pourtant, il ne semble pas que les problèmes que nous connaissons se soient développés.
  12. Plus encore, les changements sur la frontier américaine furent très rapides et très profonds. Un homme pouvait être né et avoir grandi dans une cabane en bois, à l'écart de la loi et de l'ordre, se nourrissant principalement sur le terrain, et arrivé à un certain âge, il pouvait avoir travaillé et vécu dans une communauté régie par des règles bien plus strictes. Ceci constitue un changement bien plus profond que celui qui affecte un individu moderne, bien qu'à l'époque il ne semble pas avoir eu de conséquences psychologiques. En fait, au 19ème siècle, la société américaine était optimiste et sûre d'elle-même, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui n2Oui, nous savons que les USA du 19ᵉ siècle avaient leurs problèmes et sérieux, mais dans un souci de concision, nous avons dû nous exprimer de manière simplifiée..
  13. Nous pensons que la différence réside dans le fait que l'homme moderne a le sentiment (largement justifié) que le changement lui est imposé, alors qu'au 19ème siècle, l'homme de la frontier avait le sentiment (largement justifié aussi) qu'il était l'artisan de ce changement, de sa propre initiative. Ainsi un pionnier s'installait sur un bout de terrain qu'il avait lui-même choisi et y construisait une ferme par ses propres efforts. À l'époque un comté dans son ensemble ne comptait que quelques centaines d'habitants et constituait une entité bien plus isolée et plus autonome qu'un comté de nos jours. Ce qui fait que le pionnier participait en tant que membre d'un petit groupe à la création d'une nouvelle communauté. On peut se demander si cette création était un plus, mais de toute façon cela satisfaisait le besoin du pionnier dans son processus de pouvoir.
  14. On pourrait donner d'autres exemples de sociétés dans lesquelles eurent lieu de rapides changements et/ou des pertes des liens au sein de petites communautés sans qu'il y ait eu les aberrations comportementales que l'on peut observer dans la société actuelle. Nous soutenons que la plus importante source des problèmes psychologiques et sociaux actuels est l'impossibilité pour les gens de gérer leur processus de pouvoir de manière satisfaisante. Nous ne voulons pas dire que la société actuelle est la seule où le processus de pouvoir a été contrarié. Probablement la plupart, si ce n'est toutes, les civilisations ont contrarié le processus de pouvoir à plus ou moins grande échelle. Mais dans la société industrielle le problème est devenu particulièrement grave. Le "gauchisme", au moins dans sa forme récente (depuis la moitié du 20ème siècle), est en partie un symptôme de l'absence de respect pour le processus de pouvoir.