Je ne suis pas fou... et pourtant!

Peu de temps avant l'accumulation de ces preuves, 2 inspecteurs de la Police de l'Air m'avaient dit - Si vous avez menti, vous vous retrouverez très vite dans un asile d'aliénés mentaux. Charmante perspective ! Mais, heureusement, ces mêmes inspecteurs se radoucissaient considérablement. Logiquement, cette nouvelle attitude aurait du effacer mon angoisse inexplicable : celle-ci demeurait bien ancrée dans mes profondeurs intimes. Je ne savais quelle espèce d'intériorité s'emparait de mon être alors que je répondais aux questions en regardant distraitement les gendarmes de Quievrechain qui plaçaient une clôture autour du lieu de l'atterrissage, afin de protéger les traces relevées. Quelque chose se tramait-il en moi ou autour ? Je n'allais pas tarder a le savoir.

Aprés un Dimanche relativement calme, le lundi 13, le "cirque" recommence : une camionnette de la police arrive, c'est un laboratoire roulant duquel sortent plusieurs personnes en civil qui déchargent un impressionnant matériel. On érige une plate-forme d'une surface de 2 m2, posée sur 4 pieds de 4 m de hauteur. On place sur celle-ci un énorme appareil-photo à soufflets : ainsi obtiendra-t-on une vue générale de l'ensemble des traces laissées par l'astronef. Les techniciens saupoudrent, d'une matière grisâtre, le pourtour des 18 traces, probablement dans le but de mieux les faire apparaître au développement du film. Les prises de vue sont d'abord effectuées de jour, ensuite, la nuit venue, d'autres photographies sont réalisées à l'aide de grands flashes indépendants, fixés sur la plate-forme : leurs fulgurants éclairs illuminent la nuit, on dirait un orage magnétique. Les opérateurs sont assurément des photographes de la police judiciaire mis au service de la Police de l'Air, car c'est elle qui, visiblement, a pris l'affaire en mains.

Dans les jours qui suivirent, mes nerfs furent soumis à rude épreuve on voulait me voir telle une bête curieuse. Je recevais un courrier démentiel (par sacs postaux) tandis qu'une file permanente de voitures s'étirait sur plus d'un kilomètre en passant devant chez moi. La maison de "celui qui avait vu les martiens" était l'attraction du jour. Finalement, je décidai de mettre un terme à cette vie infernale, je refusai, catégoriquement et systématiquement, toute visite, toute requête. Je ne pouvais m'empêcher de penser constamment à la mystérieuse boîte qui ne formait plus - depuis sa fantastique fermeture - qu'un bloc compact, incroyablement lisse. J'avais tout essayé pour l'ouvrir : scie a métaux, marteau, burin, scie en "acier rapide". Rien ! Aucun effet ni résultat, pas la moindre égratignure. Les outils s'émoussaient sur cette satanée boîte qui avait la couleur d'un aluminium foncé. De guerre lasse, je n'ai plus insisté. J'ai replacé la boîte sous le charbon en conservant le secret espoir de pouvoir la monnayer.

Un matin, à 10 h, j'ai cru revivre les sombres heures de l'Occupation, quand la Gestapo surgissait inopinément - Police Habillez-vous, monsieur Dewilde, suivez-nous. L'angoisse, là, au creux de l'estomac, celle qui ne m'avait pas quitté depuis le premier jour de l'enquête et qui, soudain, se concrétise, prend forme et me donne un étrange goût d'amertume dans la bouche. - Mais... ou m'emmenez-vous ? - Simple interrogatoire de routine. Ce ne sera pas long. Enfin... prenez toujours quelques affaires... sait-on jamais ! Ma femme et moi échangeons un bref regard tandis que notre enfant vient se plaquer contre mes jambes. Cette scène est du meilleur poncif des vieux films de "série noire" et l'on a du mal a imaginer que cela puisse arriver dans la réalité : que cela puisse vous arriver

Mal à l'aise, terriblement inquiet, j'embrasse ma femme et mon enfant avant de monter dans un fourgon militaire duquel je ne vois pas la route. Le véhicule s'ébranle, roule, fonçant je ne sais ou n'y tenant plus, je questionne encore d'une voix brisée :

Ou m'emmenez-vous ?

Chez les dingues

Quoi ?

Hôpital psychiatrique, si vous préférez

Mais je ne suis pas fou

Ah non ?

Non !

Alors, pourquoi avez-vous fait de fausses déclarations ?

Il y a des instants dans la vie qui sont indescriptibles, celui-ci en est un. Il faut vivre certains moments de l'existence pour les bien comprendre, pour les sentir pleinement et a tous les niveaux physiquement, moralement, sensoriellement... Les boyaux tordus, la boule dans la gorge, l'envie de vomir, tout cela n'est rien comparé a l'impuissance d'un être subitement plongé dans l'absurde, brusquement confronté à l'autorité l'égalisée de certains individus qui ne sont que des hommes, mais des hommes auxquels on a conféré un "pouvoir" qui les rehausse au-dessus du commun des mortels a domestiquer. Et voici que ce "pouvoir" s'abuse lui-même en se voulant "supérieur", et voici que cette "supériorité" semble jouir de la peur qu'elle inspire, et voici que, subitement, ce pouvoir supérieur délègue une "existence" à l'individu qui - sans ce pouvoir supérieur - serait passé dans la vie sans être remarqué, parce qu'il n'a rien de "remarquable". Oui, enfin, il existe par rapport a celui qui, tout aussi subitement, n'existe plus. Est-ce donc "cela" l'humain ? Non, c'est pire.

La torture ? Je connais !

3 h de route et nous arrivons dans la cour d'un hôpital. Quand je descends du véhicule en demandant ou nous sommes, nul ne me répond.

- Avancez, s'il vous plaît.Ou suis-je ?

Peut-être a Paris, mais je n'ai aucune certitude. Je marche comme un automate et remarque des voûtes en passant sous un porche : maigre indice. Des escaliers, des couloirs, une porte, un "service" Neuropsychiatrie. Je donnerais 10 ans de ma vie pour un cognac ou une cigarette, mais je me ferais couper en petits morceaux plutôt que de mendier quoi que ce soit aux "blouses blanches" et aux civils présents.

- Déshabillez-vous.

Sans être vraiment brutal, le ton est intempestif. Il provient d'une voix habituée a se faire obéir. Alors, évidemment j'obéis.

- Asseyez-vous ici.

Je regarde le siège indiqué : j'ai vu pratiquement le même dans un film, les Anges aux figures sales, avec le comédien James Cagney qui est exécuté sur une "chaise électrique". Il ne s'agit, en l'occurrence, que d'un appareil à électrochoc : en engin de torture, ni plus ni moins, qui - jusqu'à preuve du contraire - n'a jamais guéri une maladie nerveuse. Au Moyen-âge, on brûlait ou on étouffait entre 2 matelas les "possédés" de mon espèce, en plein milieu du 20ème siècle, on les "électrocutait". D'aprés l'excellent film Vol au-dessus d'un nid de coucous, il semblerait que les méthodes aient évolué, on n'arrête pas le progrès : maintenant on ouvre la boîte crânienne de laquelle on retire l'élément perturbateur. Le fou d'hier devient un parfait abruti tout à fait inoffensif. Cette extraordinaire opération s'appelle une "lobotomie".

Assis, tête, ventre, poignets et pieds sanglés, me voici seul, abandonné a moi-même, dans l'attente de je ne sais trop quoi, mais toute cette préparation ne me laisse présager rien de bon. Une décharge fulgurante me traverse entièrement. Je me cabre sur mon siège, casse une sangle ventrale (il m'a été dit que j'étais d'une force exceptionnelle !) et sombre dans un trou noir, dans l'inconscience la plus totale.

Drogué

J'émerge lentement à la surface d'une luminosité opaque en laquelle flottent des blouses banches - Il revient a lui Une silhouette se profile sur mon champ de vision brouillée.

Alors "monsieur Dewilde" vous êtes plus calme ?

Que me voulez-vous ?

Oh ! pas grand-chose... seulement la vérité sur cette affaire.

J'ai dit la vérité.

Hum !... disons,... une partie de la vérité.

Je vous assure, j'ai tout dit.

L'homme se redresse

C'est un coriace ! Essayons une narcose, docteur.

Je me raidis sur mon siége.

Une narcose ?... qu'est-ce que c'est ?

Du penthotal, monsieur Dewilde, communément appelé "sérum de vérité". Puisque vous avez dit la vérité, vous n'avez rien a craindre... n'est-ce pas ?

Une piqûre dans le bras droit et, rapidement, une torpeur intense m'envahit. Malgré cela, je fais appel à toute ma résistance, à toute ma volonté, mais ce n'est pas facile : je m'entends parler au travers d'un nuage, comme dédoublé de moi-même, je pense pouvoir encore être le maître de ma pensée et, indubitablement, je la domine, le seul phénomène contre lequel il m'est impossible de lutter est le suivant : je suis dans la plus complète impossibilité de mémoriser les mots que j'exprime et dont je suis conscient au moment même ou je les formule : aussitôt parés, ils échappent a tout processus de rappel. Et une fois de plus, le néant, l'inconscience.

Cet homme est dangereux !

Je dois produire un rude effort pour soulever 2 paupières plombées. Les yeux embués découvrent un plafond bas et des cloisons capitonnées. Durant un certain temps, je demeure étendu sur le lit, respirant péniblement, tentant de retrouver mes facultés mentales et physiques. J'ai dans la bouche un goût âpre. Un morceau de contre-plaqué semble remplacer ma langue. La soif m'assèche la gorge. Il se passe alors quelque chose d'étrange en moi : je devrais être anéanti, désespéré, plus mort que vif : rien de tout cela, au contraire : une incompréhensible force m'habite, un espoir inébranlable m'alimente. Tout comme j'ai eu le pressentiment de prochains ennuis, j'ai maintenant la certitude que je tiendrai le coup et sortirai de l'aventure sain et sauf. Autosuggestion ? Instinct de conservation ?... ou autre chose?

Je parviens à me redresser et à vaincre le vertige qui m'assaille dés que je pose le pied par terre. J'examine la pièce : il y a un "œil" sur la porte. La fenêtre est nantie de barreaux au travers desquels on peut voir de petits pavillons : des malades étranges se promènent dans les allées.

- Ce sont des lépreux ! dit une voix derrière moi.

Interloqué, je me retourne, un infirmier est là, dans la chambre, je ne l'ai pas entendu entrer car je suis encore sous l'effet des narcotiques. L'homme accuse une cinquantaine d'années et arbore un visage plutôt sympathique. Il a dans les mains une carafe d'eau et un verre.

Vous voulez boire ?

Oui, j'ai très soif.

Il emplit le verre.

On ne laisse pas de verrerie a la portée des malades pour éviter les tentatives de suicide.

Je ne suis pas malade.

Il hoche la tête d'un air entendu en me tendant le verre d'eau.

Vous n'êtes pas très solide sur vos jambes, vous devriez vous recoucher.

Aprés avoir bu, je questionne l'infirmier

Je suis dans une léproserie?

Ne vous occupez pas de cela

, dit-il en sortant de sa poche un paquet de cigarettes.

En fixant ce paquet, j'oublie les lépreux, les extraterrestres, la boîte-a-malice, mes ennuis.

Est-ce que je pourrais...?

Il sourit et m'offre une cigarette.

C'est défendu de fumer, dit-il en me donnant du feu. Enfin, je veux dire défendu de se faire prendre !

Encouragé par son attitude, je lui dis

Ecoutez... je voudrais...

Inutile mon vieux, interrompt-il aussitôt, je ne peux rien vous dire, sinon ceci : Dites-leur ce qu'ils veulent... pas de rébellion de votre part... croyez-moi, ca vaudra mieux pour vous, ils sont tenaces !

Qui... Ils ?

L'infirmier hésite un court instant, je sens qu'il lutte avec sa conscience. Il finit par répondre :

La D.S.T. Tu es classé comme "individu dangereux".