Nous pourrions décrire les routes par lesquelles l'information sur les anomalies supposées transitent vers les
savants comme un "système d'intelligence sociale". Alors que certains scientifiques du social pourraient voir la
controverse des météorites comme un cas de la résistance des scientifiques à la découverte scientifique
s1Barber, B.: "Resistance by Scientists to Scientific Discovery", dans Barber, B. & Hirsch, W. (eds), The Sociology of Science (Glencoe, III.: Free Press, 1962),
pp. 539-556., je pense qu'il serait plus exact de la voir comme un exemple de la résistance de la communauté
scientifique à l'intelligence sociale quand il s'agit d'anomalies. L'intelligence sociale pour les événements tombant
dans des modèles de réalité acceptés ne sont pas susceptibles de rencontrer la même résistance qu'on rencontré les
météorites. Pour ce qui est de ceux tombant hors de ces modèles acceptés, cependant, de nombreux scientifiques (au 18ème siècle comme aujourd'hui) seraient d'accord avec le
sentiment de Hume sur les miracles :
La filouterie et la folie des hommes sont des phénomènes si courants, que j'aurais plutôt tentance à croire que les événements les plus extraordinaires émergent de leur concourrance, que d'admettre d'un tel signal une violation des lois de la natures2D. Hume, Enquiries Concerning the Human Understanding and Concerning the Principles of Morals, 2nde edition (Oxford: The Clarendon Press, 1962), p. 128..
Polanyi a fait valoir de manière très convaincante qu'il pourrait être mieux de rejeter les données expérimentales anormales brutalement que de les réfuter avec soin s3Polanyi, M.: "The Growth of Science in Society", Minerva, vol. 5 (1967), pp. 533-545.. Souvent ces données peuvent être dues à des erreurs difficiles à détecter, et pourrait mieux valoir les ignorer, plutôt que de consacrer un effort scientifique précieux à prouver qu'elles ne sont pas bonnes. Si un tel cheminement peut être recommandé pour les expériences de scientifiques, un cheminement aussi fort n'est-il pas impliqué pour confronter les expériences incontrôlées de non-scientifiques ? Pourquoi du temps devrait-il être passé à la poursuite d'événements qui selon toute probabilité n'ont pas eu lieu, alors que des problèmes tangibles attendent une solution ?
Mais la méfiance des scientifiques envers le système d'intelligence sociale est sélective. Alors que de nombreux scientifiques sont disposés à croire que les signalements d'événements anormaux par des non-scientifiques sont généralement à écarter, ils pensent aussi que d'une manière ou d'une autre les événements anormaux "authentiques" seront correctement transmis au système. S'ensuit de ce principe que l'absence de signalements constitue une preuve de l'inexistence de l'anomalie. Par exemple, John Pringle, un membre de la Société Royale de Londres et plus tard son président, déclara en 1759 être convaincu que les météores ne tombaient jamais au sol :
Et ici je m'aventurerai à affirmer, que, après avoir parcouru tous les récits que j'ai pu trouver de ces phénomènes, je n'ai rencontré aucun cas bien garanti d'un tel événement ; pas plus que l'on doive imaginer, mais que, si ces météores étaient vraiment tombés, il devrait y avoir depuis longtemps une preuve solide du fait, de manière à ne laisser aucune place au doute à ce sujet aujourd'huis4Pringle, J.: "Some Remarks upon the Several Accounts of the Fiery Meteor (Which Appeared on Sunday the 26th of November, 1758) and upon Other Such Bodies", Phil. Trans. vol. 51, Pt. 1 (1760), pp. 259-274, à 272..
Nous ne savons pas quelle information utilisa Pringle pour en venir à cette décision, mais on se demande s'il était au courant de l'observation par Henry Barham d'un météore frappant la terre en Jamaïque vers 1700 s5Barham, H.: "A letter of the curious Naturalist Mr Henry Barham, RSS to the publisher, giving a Relation of a Fiery Meteor seen by him in Jamaica, to strike into the Earth", Phil. Trans., vol. 30, n° 356 (mai-juin 1718), pp. 837-838.. Cette observation est d'autant plus significative qu'elle parût dans les Philosophical Transactions de la même Société Royale dont Pringle était membre.
On doit reconnaître que l'argument contre l'existence de nombreuses anomalies controversées est au moins en partie
sociologique. Lorsque l'on soutient que s'il y avait vraiment une chose comme X, j'en aurai entendu parler
aujourd'hui
, la personne parlant fait des suppositions non seulement sur les propriétés physiques de l'anomalie,
mais aussi sur la manière dont fonctionne le système d'intelligence sociale par rapport aux événements anormaux. Les
scientifiques tendent à supposer que les signalements sont plus complets qu'il ne le sont souvent. Il y a un certain
nombre de raisons pour lesquels cette illusion de signalements complets est erronnée. Nous pourrions prendre
comme exemple les signalements de pluies de météorites au 20ème siècle. H. H. Nininger, qui consacra la plupart de sa vie à la
recherche de météorites, indiqua que les 3 estimations suivantes étaient souvent erronées à cause de signalements
incomplets et de recherches inadéquates :
Dans un cas la quantité de matière impliquée dans une pluie au Texas fut revue à la hausse de 68,2 livres à 1500 livres, soit 22 fois plus s7Ibid., 237.. Nininger trouva aussi que certaines découvertes n'étaient pas signalées afin d'éviter le ridicule et l'embarras s8Ibid., 30, 55-56.. Nous avons déjà vu que le ridicule fut efficace pour empêcher la publication de certains signalements de météorites. Qu'aurait été l'opinion de Pringle si le rapport de Tata avait été publié en 1756 et que Pringle l'avait vu ?
Un problème lié est l'illusion de centralité. De nombreux scientifiques semblent penser que si des signalements
avaient été faits, ils aurait personnellement été au courant. La conviction de DeLuc que les supposées pluies de météorites étaient en fait des illusions d'optique l'amenèrent à suggérer que
là où il y a peu de pierres, ces illusions
d'optique n'interviennent pas. Dans la région de l'Amazone, où on peut aller sur des miles sans voir une pierre,
il n'y a pas de signalements de météorites : n'ayant aucun objet qui pourrait donner lieu à de telles illusions, elles ne se produisent pas
s9DeLuc, op. cit. note 61, 100.. On se demande ce qu'il aurait dit s'il avait été au courant
de la découverte en 1784 d'une énorme masse de fer natif
se
trouvant isolée dans une région côtière brésilienne s10Chladni, op. cit. note 12, 343.. Quant
à la masse sibérienne trouvée par Pallas, il était difficile de voir d'où cette masse était venue, si ce n'était du
ciel. Et en fait cette masse est une météorite. Mais DeLuc n'était pas au courant de cette découverte, et il semble
qu'elle n'ait pas été publiée avant 1816.
De la même manière, Charles Blagden en 1784 spécula sur le fait que les météores puissent être une sorte de comètes terrestres. Il rejette cette hypothèse, indiquant :
Mais une telle foule de corps en révolution pourrait difficilement éviter d'annoncer leur existence par d'autres moyens que simplement un train lumineux dans la nuit ; comme, par exemple, en se réunissant ou justling parfois près de la terre, ou en tombant sur terre suite à divers accidents...s11Blagden, C.: "An Account of some late fiery Meteors: with Observations", Phil. Trans., vol. 74 (1784), pp. 201-232, à 223-224.
Il n'est apparemment au courant d'aucun récit de pluies de pierres liés aux météores. Il pense sûrement que si de telles pluies de pierres avaient eu lieu, il l'aurait su. Mais elles avaient bien eu lieu, et très récemment, et il ne le savait pas.
En regardant ces suppositions erronées, on pourrait être tenté de les voir comme le résultat d'une arrogance et d'un dogmatisme. Mais ce serait une erreur. Car la présomption était, en fait, très raisonnable. Si s'était agit d'événements moins anormaux, les savants en aurait probablement entendu parler ; ce fut précisément le caractère anormal des événements qui rendit leur signalement si insatisfaisant. Si les témoins et savants qui souhaitaient signaler des pluies n'avaient pas été sujet à l'incrédulité et le ridicule, la connaissance de ces pluies aurait été bien plus largement distribuée. Dans ce cas, la présomption de non-existence servit à empêcher la transmission de l'information qui aurait indiqué que les météorites existaient bel et bien.