Nature de la liberté

Kaczynski, Theodore: La société industrielle et son futur, 1995
  1. Nous allons maintenant démontrer que la société techno-industrielle ne peut pas être réformée de façon à l'empêcher de réduire progressivement la sphère de la liberté humaine. Mais comme "liberté" est un terme qui peut être compris de maintes manières, nous allons d'abord exposer clairement quelle sorte de liberté nous concerne.
  2. Par liberté, nous entendons la possibilité d'exercer le processus de pouvoir, avec des buts réels et non pas les buts artificiels des activités compensatrices, et sans interférence, manipulation ou supervision de qui que ce soit, tout spécialement d'une grande organisation. La liberté signifie être en mesure de contrôler (soit seul, soit au sein d'un petit groupe) sa propre vie jusqu'à sa mort ; nourriture, habillement, gîte et défense contre tous les dangers qui peuvent advenir dans son environnement. La liberté est synonyme de pouvoir, pas le pouvoir de contrôler les autres, mais le pouvoir de contrôler toutes les circonstances de sa propre vie. Il n'y a pas de liberté si quelqu'un (et spécialement une grande organisation) exerce le pouvoir sur un autre, quand bien même ce pouvoir serait exercé avec bonté, tolérance et permissivité. Il est important de ne pas confondre pouvoir avec un surcroît de permissivité (voir paragraphe 72).
  3. Nous sommes censés vivre dans une société libre, car nous avons un certain nombre de droits et garanties constitutionnelles. Mais cela n'est pas aussi important que cela en a l'air. Le degré de liberté individuelle qui existe dans une société est plus déterminé par sa structure économique et technologique que par ses lois et la forme de son gouvernement n1Quand les colonies américaines étaient sous domination britannique, il y avait moins de garanties pour la liberté qu'il y en eut après la Déclaration d'Indépendance. Mais il y eut plus de liberté individuelle dans l'Amérique préindustrielle, que ce soit avant ou après la Guerre d'Indépendance, qu'après que la révolution industrielle ait mis le grappin sur ce pays. Nous avons extrait de "Violences en Amérique : perspectives historiques et comparatives", édité par Hugh Davis Graham et Ted Robert Gurr, au chapitre 12 par Roger Lane, pages 476 à 478 : "L'accroissement progressif des standards de propriété, et avec lui, l'augmentation de la confiance dans le renforcement des lois officielles (dans l'Amérique du 19ème siècle) ... était commun à toute la société ... Le changement dans le comportement social est tellement profond et généralisé qu'on peut suggérer un lien avec les plus fondamentaux des processus sociaux actuels, tel l'urbanisation industrielle, elle même ... Le Massachusetts en 1835 avait une population d'environ 660940 âmes, dont 81% de ruraux. Ces citoyens bénéficiaient d'une considérable liberté individuelle. Que ce soient les charretiers, les fermiers ou les artisans, ils étaient tous habitués à gérer leurs propres problèmes, et la nature de leur travail les faisait physiquement dépendre les uns des autres ... Les problèmes individuels, les délits, voire les crimes n'avait généralement pas de répercussions au niveau social ... Mais l'impact du double mouvement vers les villes et les usines, qui gagna en intensité vers 1835, eut un effet sur le comportement individuel qui s'accentua du 19ème au 20ème siècle. L'usine demanda de la régularité dans les attitudes, une vie gouvernée par l'obéissance au rythme de l'horloge et du calendrier, et aux demandes des contremaîtres et contrôleurs. En ville, l'obligation de vivre dans une promiscuité relative inhiba de nombreuses actions qui n'auraient posé aucun problème auparavant ... Le résultat de cette nouvelle organisation de vie et de travail devint apparent vers 1900, quand environ 76% des 2.805346 habitants du Massachusetts furent classés comme citadins. Des comportements violents ou hors normes qui avaient été tolérés dans une société indépendante et débonnaire ne purent plus être acceptés dans l'atmosphère formalisée et coopérativiste de cette période. Le mouvement vers la ville, en résumé, a produit une génération plus docile, plus socialisée, plus "civilisée" que la précédente".. La plupart des nations indiennes de Nouvelle Angleterre étaient des monarchies, et beaucoup des cités de la renaissance italiennes étaient dirigées par des dictateurs. Mais en s'intéressant de près à ces sociétés, on s'aperçoit qu'elles permettaient une plus grande liberté individuelle que la nôtre. Cela était dû en partie au manque de moyens efficaces de faire respecter la loi : Il n'y avait pas de police moderne, bien organisée, pas de communications à longue distance, pas de caméras de surveillance, pas de dossiers sur les vies et mœurs des citoyens. Il était ainsi facile d'échapper au contrôle.
  4. Parmi nos droits constitutionnels, prenons l'exemple de la liberté de la presse. Nous ne voulons évidemment pas détruire ce droit ; c'est un très important outil pour limiter la concentration des pouvoirs politiques et pour dénoncer ceux qui abusent de ce pouvoir. Mais la liberté de la presse est d'un très faible intérêt pour le citoyen moyen en tant qu'individu. Les médias de masse sont sous la coupe de puissants trusts parfaitement intégrés au système. Quiconque a un peu d'argent peut faire imprimer quelque chose, ou le distribuer sur Internet, ou utiliser une autre technique, mais ce qu'il aura à dire sera noyé dans l'énorme volume de données généré par les médias, ce qui fait que cela n'aura pratiquement aucun effet. S'imposer à la société avec des mots est presque impossible pour la plupart des individus ou des petits groupes. Prenons notre exemple (FC). Si nous n'avions pas usé de violence, et avions soumis le présent écrit à un éditeur, il n'aurait probablement pas été accepté. S'il avait été accepté et publié, il n'aurait certainement pas touché beaucoup de lecteurs, parce qu'il est plus amusant de se divertir avec ce que fournissent les médias plutôt que de lire un essai un peu aride. Même si ces écrits avaient été lus par de nombreux lecteurs, la plupart d'entre eux auraient rapidement oublié ce qu'ils venaient de lire, leur esprit étant saturé par le flot de données des médias. Pour faire passer notre message au public avec une certaine chance qu'il fasse impression, nous avons dû tuer des gens.
  5. Les droits constitutionnels sont utiles jusqu'à un certain point, mais ne peuvent servir à garantir ce que nous pourrions appeler la conception bourgeoise de la liberté. Suivant cette conception, un homme "libre" est essentiellement un élément de la machine sociale et possède un nombre de libertés limités et circonscrites. ; des libertés dont le but est de servir les besoins de la machine sociale plutôt que ceux de l'individu. Ainsi, le bourgeois "libre" jouit d'une liberté économique, car elle favorise la croissance et le progrès ; de la liberté de la presse car la critique publique limite les malversations des hommes politiques ; il a des droits à un procès équitable car l'emprisonnement arbitraire serait préjudiciable au système. Ceci était nettement la conception de Simon Bolivar. Pour lui, le peuple ne pouvait jouir de la liberté que si elle était utilisé pour promouvoir le progrès (le progrès au sens bourgeois). D'autres penseurs bourgeois ont eu des conceptions similaires de la liberté comme moyen d'un but collectif. Chester C. Tan dans "La pensée politique chinoise au 20ᵉ siècle", explique page 202, la philosophie du leader du Kuomintang, Hu-Han Min : Un individu bénéficie de droits parce qu'il est membre d'une société et sa vie en communauté requiert de tels droits. Par communauté, Hu veut dire la société dans son ensemble, la nation. Et à la page 259 il établit que suivant Carsum Chang (Chang-Chaun mai, chef du parti socialiste de Chine), la liberté devait être utilisée dans l'intérêt de l'état et du peuple en même temps. Mais quelle forme de liberté a-t-on si on peut seulement faire ce que d'autres ont prescrit ? La conception de la liberté de FC n'est pas celle de Bolivar, Hu, Chang et autres théoriciens bourgeois. Le problème avec ce genre de théoriciens est que l'élaboration et la mise en application de théories sociales est leur activité compensatrice. Par conséquent, ces théories sont plus conçues pour satisfaire les besoins des théoriciens que ceux d'un quidam qui a eu la malchance de vivre dans une société où ces théories se sont imposées.
  6. Un autre point à souligner : ce n'est pas parce que quelqu'un estime être libre qu'il l'est réellement. La liberté est bridée d'une part par des contraintes psychologiques inconscientes, et d'autre part, l'idée que ce font la plupart des gens de la liberté est issue des conventions sociales et non pas des besoins authentiques des individus. Par exemple, il est probable que beaucoup de "gauchistes" sur-socialisés diraient que la majorité des gens, eux y compris, ne sont pas assez sur-socialisés plutôt que l'inverse, ce qui fait que le "gauchiste" sur-socialisé paie son degré de sur-socialisation au prix fort.