Obstacles méthodologiques

Pour autant qu'on puisse en juger, il n'existe pas de frein méthodologique à l'étude sociologique, qui pourrait prendre le "bouillon de culture" entier pour objet d'étude sans avoir à se prononcer sur le fond. Une multitude de questions intéressant la propagation de rumeurs, la nature des témoins, le contenu de leurs récits, les croyances qui s'y attachent, leur corrélation avec les préoccupations du temps, la psychologie de la perception et d'autres encore pourraient alors être traitées, engendrer à leur tour d'autres questions, et s'inscrire ainsi dans les démarches ordinaires en science. De telles études ont d'ailleurs été réalisées mais, en règle générale, ponctuellement et sans véritable suivi. Il est difficile d'attribuer cette relative carence au manque d'intérêt intrinsèque de telles études : on étudie bien des phénomènes de moindre impact social et de portée plus locale, alors pourquoi ignorer celui-là dont l'extension géographique est très large, sinon planétaire, et l'impact médiatique élevé ? Le peu d'intérêt porté aux observations alléguées d'ovnis en science humaine suggère des résistances plus profondes et appelle une sociologie de 2d degré.

D'autres obstacles apparaissent quand on s'attache à focaliser les recherches sur le cœur résistant du problème. Le matériau de départ est un minerai à faible teneur qui demande un travail de tri assez considérable pour en extraire les observations intriguantes pour les spécialistes et non pas simplement pour les observateurs. À supposer le tri fait, d'autres difficultés attendent le chercheur qui tiennent à la rareté, la variabilité, l'hétérogénéité et l'origine testimoniale des faits à traiter.

L'origine testimoniale est fréquemment présentée comme une difficulté majeure. L'expérience montre qu'elle n'est pas aussi grave qu'on le laisse habituellement entendre. On envisage trop souvent le témoin comme simple narrateur d'un récit, souvent vague et incontrôlable. Or, il peut s'exprimer de bien d'autres façons, notamment par le dessin, le geste (indication de directions), les actes (reconstitution), etc. Ces réponses non verbales peuvent être recueillies, sur site ou au laboratoire, à l'aide de méthodes appropriées et donner lieu à des mesures s1Pour une illustration concrète, voir Aguado, T. & al. : Compte-rendu de l'enquête 79/06, Note Technique n° 8 du GEPAN, CNES, 1981. L'observateur humain peut donc être considéré comme un instrument de mesure qui comme tout instrument peut être étalonné et dont la précision peut être évaluée. Il est alors susceptible de livrer des informations qui excèdent de beaucoup le simple récit.

Ce que le témoin a mémorisé va en général au-delà de ce dont il se souvient consciemment ou de ce qu'il peut exprimer verbalement. De telles données sont d'autant plus précieuses que les élaborations et déformations qu'elles peuvent subir sont différentes de celles consciemment perçues. À l'examen, la difficulté testimoniale se mue donc en une série de questions méthodologiques et autres, ce qui est le nerf de la science.

Les faits pertinents sont rares, peut-être, mais à quel point ? Il est difficile de répondre précisément à cette question (encore une de ces ignorances élémentaires). La relative rareté est, jusqu'à un certain point un avantage, car elle permet d'envisager une étude détaillée de chaque cas prometteur. Quant à la variabilité, on constate sur longue période que le nombre d'observations fluctue fortement et de manière apparemment apériodique (là aussi, on est très loin d'avoir caractérisé cet aspect du phénomène social et tenté d'en préciser chiffres en main la nature et la signification). Il est évidemment plus difficile d'enquêter dans ces conditions puisqu'il faut maintenir en état d'alerte des enquêteurs dont l'intervention sera très irrégulière.

L'hétérogénéité est comme la rareté et la variabilité en grand besoin de caractérisation. Y a-t-il lieu de mettre dans le même panier d'observations d'ovnis, enlèvements allégués, mutilations de bétail et autres cercles dans les blés ? Non, ne serait-ce que par les méthodes fort différentes à utiliser. Mais même en se restreignant aux observations d'ovnis proprement dites, on passe apparemment sans solution de continuité de cas qui invitent à l'analyse scientifique classique à des cas qui de toute évidence la découragent complètement par leur caractère fantastique ou absurde : plus que dans d'autres domaines, la patience ou les bonnes dispositions du chercheur sont ainsi mises à l'épreuve. Mais si grande est notre ignorance en la matère et si diverses sont les interprétations possibles qu'il est prudent de suspendre son jugement sur ce point. Il paraît sain de mettre entre parenthèses les aspects les moins assimilables. Après tout c'est ainsi que la science a pu se construire au cours des derniers siècles en partant de l'astronomie et de la physique puis en étendant progressivement son champ d'action à la chimie, à la biologie, à la psychologie s2Fourastié, F. : L'ordre dans lequel les sciences sont nées, in Idées majeures, 1966, pp. 203-211... Il est légitime que le scientifique fasse le tri dans les données "naturelles" disponibles, non pas arbitrairement bien sûr, mais en conformité avec les méthodes qu'il entend appliquer et les problèmes qu'il se sent en mesure de traiter. Il faut bien que le chercheur distingue les cas qui donnent prise à l'étude (voire à la mesure) et les autres. La science, c'est l'art du soluble, autrement dit l'art de poser des questions auxquelles on peut donner réponse. Sur la base de ce critère bien des chercheurs se détourneront du phénomène ovni en estimant qu'il n'est pas assez prometteur que d'autres sujets se prêtent bien mieux à l'étude, ce qui est peu contestable. Mais ceux que la difficulté ne rebute pas pourront y trouver ample matière à questions solubles, même si les modestes réponses fournies ne permettent pas de trancher d'emblée de manière convaincante la question ultime de la possible existence de phénomènes nouveaux à l'origine de certaines observations.