1966

On doit admettre que la structure de notre environnement social est fabriquée par l'homme dans un certain sens ; que ses institutions et traditions ne sont l'œuvre ni de Dieu ni de la nature, mais le résultat d'actions et décisions humaines, et altérables par des actions et décisions humaines. Mais cela ne signifie pas qu'elles sont toutes conçues consciemment, et explicables en termes de besoins, espoirs ou motivations. Au contraire, même celles qui émergent comme le résultat d'actions humaines conscientes et intentionnelles sont, généralement, les produits dérivés indirects, non-intentionnels et souvent non souhaités de ces actions. Seule une minorité d'institutions sociales est conçue consciemment, alors que la grande majorité a juste "grandit," comme le résultat non voulu d'actions humaines, comme je l'ai dit précédemment ; et nous pouvons ajouter que même la plupart des quelques institutions qui furent consciemment conçues avec succès (par exemple, une nouvelle Université, ou un syndicat professionnel) ne tournent pas comme prévu – à nouveau à cause des répercussions sociales involontaires de leur création intentionnelle. Parce que leur création affecte non seulement de nombreuses autres institutions sociales mais aussi la "nature humaine" – espoirs, peurs et ambitions, dont les premiers sont les plus immédiatement impliqués, et les dernières souvent celles de tous les membres de la société. Une des conséquences de ceci est que les valeurs morales d'une société – les demandes et propositions reconnues par tous, ou par pratiquement tous ses membres – sont étroitement liées aux institutions et traditions, et qu'elles ne peuvent survivre à la destruction des institutions et traditions d'une société. [...]

Pour me faire bien comprendre, je vais décrire brièvement une théorie largement soutenue mais qui suppose ce que je considère être l'opposé total du but véritable des sciences sociales ; je l'appelle la "théorie de conspiration de la société." Il s'agit de l'idée que l'explication d'un phénomène social consiste en la découverte des hommes ou groupes qui ont intérêt à ce que ce phénomène existe (il s'agit parfois d'un intérêt dissimulé qui doit d'abord être révélé), et qui ont planifié et conspiré pour que cela arrive.

Cette vision du but des sciences sociales débouche, bien sûr, de la théorie erronée que, quoi qu'il arrive dans la société – en particulier des événements tels que la guerre, le chômage, la pauvreté, les pénuries, qui les gens n'aiment généralement pas – sont le résultat d'un plan directement conçu par des individus ou groupes puissants. Cette théorie est largement soutenue ; elle est même plus ancienne que l'historicisme (qui, comme cela est montré par sa form théiste primitive, est un dérivé de la théorie de conspiration). Dans ses formes modernes il s'agit, comme l'historicisme moderne, et une certaine attitude moderne envers les "lois naturelles," d'un résultat typique de la sécularisation d'une superstition religieuse. La croyance en les dieux Homériques dont les conspirations expliquent l'histoire de la Guerre de Troie a disparu. Les dieux sont abandonnés. Mais ils sont remplacés par des hommes ou groupes puissants – de sinistres groupes de pression dont la vilenie est responsable de tous les maux dont nous souffrons – tels que les Sages de Sion, les monopoleurs, les capitalistes ou les impérialistes.

Je ne veux pas dire qu'il n'y a jamais de conspirations. Au contraire, ce sont des phénomènes sociaux typiques. Elles deviennent importantes, par exemple, chaque fois que des gens croyant à la théorie de conspiration arrivent au pouvoir. Et les gens qui croient sincèrement savoir comment faire le paradis sur terre sont plus susceptibles d'adopter la théorie de la conspiration, et de s'impliquer dans une contre-conspiration contre des conspirateurs imaginaires. Parce que la seule explication à leur incapacité à produire leur paradis est l'intention maléfique du Diable, qui a un intérêt direct à ce que l'enfer existe.

Des conspirations ont lieu, on doit l'admettre. Mais le fait frappant qui, en dépit d'elles, réfute la théorie de la conspiration est que peu d'entre elles finissent par réussir. Les conspirateurs réussissent rarement leur conspiration.

Pourquoi cela ? Pourquoi les réalisations différent-elles tant des aspirations ? Parce que c'est généralement le cas dans la vie sociale, conspiration ou pas. La vie sociale n'est pas seulement une épreuve de force entre groupes qui s'opposent : c'est une action au sein d'un enchevêtrement d'institutions et traditions plus ou moins résilient ou fragile, et elle crée – en plus de toute contre-action consciente – de nombreuses réactions imprévues dans ce cadre, dont certaines sont peut-être même imprévisibles.

Essayer d'analyser ces réactions et de les prévoir autant que possible est, je crois, la tâche principale des sciences sociales. C'est la tâche d'analyser les répercussions sociales involontaires d'actions humaines intentionnelles - ces répercussions dont la signification est négligée par la théorie de la conspiration comme par le psychologisme, comme déjà indiqué. Une action qui procède précisément selon l'intention ne crée pas un problème pour la science sociale (à part qu'il pourrait y avoir un besoin d'expliquer pourquoi dans ce cas particulier aucune répercussion involontaire n'a eu lieu). Une des actions économiques les plus primitives pourrait servir d'exemple pour donner une image assez claire de l'idée de conséquences involontaires. Si un homme veut acheter une maison en urgence, on peut sans risque supposer qu'il ne souhaite pas faire monter le prix de l'immobilier. Mais le fait-même qu'il apparaisse sur le marché comme un acheteur tendra à faire monter les prix du marché. Et des remarques analogues valent pour le vendeur. Ou, pour prendre un exemple d'un domaine très différent, si un homme décide de souscrire une assurance-vie, il est peu probable que ce soit pour encourager des gens à investir dans des actions d'assurances. Mais néanmoins c'est ce qui se passera. Nous voyons ici clairement que toutes les conséquences de nos actions ne sont pas volontaires ; et en conséquence, que la théorie de conspiration de la société ne peut être vraie parce qu'elle revient à dire que tous les résultats, même ceux qui de prime abord ne semblent pas être intentionnels par quiconque, sont les résultats volontaires des actions de gens qui ont un intérêt à ces résultats.