5ème entretien sur les sciences secrètes

Le grand Seigneur étant Sorti, je trouvai en venant de le reconduire le comte de Gabalis dans ma chambre. - C'est grand dommage, me dit-il, que ce seigneur qui vient de vous quitter sera un jour un des soixante-douze princes du sanhedrin de la loi nouvelle; car sans cela il serait un grand sujet pour la sainte cabale; il a l'esprit profond net, vaste, sublime et hardi; voilà une figure de Géomance que je viens de jeter pour lui, durant que vous parliez ensemble; je n'ai jamais vu des points plus heureux et qui marquassent une âme si belle; voyez cette Mère, quelle magnanimité elle lui donne. Cette Fille lui procurera la pourpre; je lui veux mal et à la fortune de ce qu'elles ôtent à la Philosophie un sujet qui peut-être vous surpasserait. Mais où en étions-nous quand il est venu ?

- Vous me parliez, monsieur, lui dis-je, d'un bienheureux que je n'ai jamais vu dans le calendrier romain, il me semble que vous l'avez nommé Danhuzerus. Ah je m'en souviens, reprit-il, je vous disais de vous mettre en la place d'un de vos docteurs et de supposer que l'heureux Danhuzerus vient vous découvrir sa conscience et vous dit :

Monsieur, je viens de delà les monts, au bruit de votre science; j'ai un petit scrupule qui me fait peine. Il y a dans une montagne d'Italie une Nymphe qui tient là sa cour : mille Nymphes la servent, presqu'aussi belles qu'elle; des hommes très bien faits, très savants et très honnêtes gens viennent là de toute la terre habitable; ils aiment ces Nymphes et en sont aimés; ils y mènent la plus douce vie du monde; ils ont de très beaux enfants de ce qu'ils aiment; ils adorent le Dieu vivant; ils ne nuisent à personne; ils espèrent l'immortalité. Je me promenais un Jour dans cette montagne; je plus à la Nymphe-reine, elle se rend visible, me montre sa charmante cour. Les sages, qui s'aperçoivent qu'elle m'aime, me respectent presque comme leur prince; ils m'exhortent à me laisser toucher aux soupirs et à la beauté de la Nymphe; elle me conte son martyre, n'oublie rien pour toucher mon cœur et me remontre enfin qu'elle mourra si je ne veux l'aimer, et que si je l'aime elle me sera redevable de son immortalité. Les raisonnements de ces savants hommes ont conva1nctl mon esprit, et les attraits de la nymphe m'ont gagné le cœur; je l'aime, j'en ai des enfants de grande espérance; mais au milieu de ma fidélité je suis troublé quelquefois par le ressouvenir que l'église romaine n'approuve peut-être pas trop tout cela. Je viens à vous, monsieur, pour vous consulter, qu'est-ce que cette Nymphe, ces Sages, ces enfants, et en quel état est ma conscience ? - ça monsieur le docteur, que répondriez-vous au seigneur Danhuzerus?

- je lui dirais, répondis-je : "Avec tout le respect que je vous dois seigneur Danhuzerus, vous êtes un peu fanatique ou bien votre vision est un enchantement; vos enfants et votre maîtresse sont des lutins vos sages sont des fous et je tiens votre conscience très cautérisée.

- Avec cette réponse, mon fils, vous pourriez mériter le bonnet de docteur; mais vous ne mériteriez pas d'être reçu parmi nous, reprit le comte avec un grand soupir. Voilà la barbare disposition où sont tous les docteurs d'aujourd'hui. Un pauvre sylphe n'oserait se montrer qu'il ne soit pris d'abord pour un lutin; une Nymphe ne peut travailler à devenir immortelle sans passer pour un fantôme impur; et un salamandre n'ose apparaître de peur d'être pris pour un diable; et les pures flammes qui le composent pour le feu d'enfer qui l'accompagne partout. Ils ont beau, pour dissiper ces soupçons si injurieux faire le signe de la croix quand ils apparaissent, fléchir le genou devant les noms divins, et même les prononcer avec révérence. Toutes ces précautions sont vaines. Ils ne peuvent obtenir qu'on ne les répute pas ennemis du Dieu qu'ils adorent plus religieusement que ceux qui les fuient.

- Tout de bon, monsieur, lui dis-je, vous croyez que ces sylphes sont gens fort dévots ? - Très dévots, répondit-il, et très zélés pour la divinité. Les discours excellents qu'ils nous font de l'Essence divine et leurs prières admirables nous édifient grandement. - Ont-ils des prières aussi ?
lui dis-je, j'en voudrais bien une de leur façon. - Il est aisé de vous satisfaire, repartit-il, et afin de ne vous en point rapporter de suspecte et que vous puissiez me soupçonner d'avoir fabriquée,écoutez celle que le Salamandre - qui répondait dans le temple de Delphe - voulut bien apprendre aux païens, et que Porphyre rapporte; elle contient une sublime théologie, et vous verrez par là qu'il ne tenait pas à ces sages créatures que le monde n'adorât le vrai Dieu.

ORAISON DES SALAMANDRES.

IMMORTEL, Eternel, Ineffable et Sacré Père de toutes choses, qui es porté sur le Chariot roulant sans cesse des Mondes qui tournent toujours. Dominateur des Campagnes éthériennes, où est élevé le trône de ta Puissance, du haut duquel tes yeux redoutables découvrent tout, et tes belles et saintes oreilles écoutent tout, exauce tes enfants que tu as aimés dès la naissance des siècles; car ta dorée et grande et éternelle Majesté resplendit au-dessus du monde et du ciel des étoiles; tu es élevé sur elles, o feu étincelant. Là tu allumes et t'entretiens toi- même par ta propre splendeur; et il sort de ton Essence des ruisseaux intarissables de lumière qui nourrissent ton Esprit infini. Cet Esprit infini produit toutes choses et fait ce trésor inépuisable de matière, qui ne peut manquer à la génération qui l'environne toujours à cause des formes sans nombre dont elle est enceinte, et dont tu l'as remplie au commencement. De cet esprit tirent aussi leur origine ces rois très saints qui sont debout autour de ton Trône, et qui composent ta Cour, O Père universel.' ô Unique.' ô Père des bienheureux mortels et immortels! Tu as créé en particulier des Puissances qui sont merveilleusement semblables à toit éternelle Pensée, et à ton Essence adorable. Tu les as établies supérieures aux anges qui annoncent au monde tes Volontés. Enfin tu nous as créés une troisième sorte de souverains dans les Eléments. Notre continuel exercice est de te louer et d'adorer tes désirs. Nous brûlons du désir de te posséder, O Père, O Mère la plus tendre des Mères! ô l'Exemplaire admirable des sentiments et de la tendresse des Mères. ô Fils la fleur de tous les Fils! ô Forme de toutes les Formes! Ame, Esprit, Harmonie et Nombre de toutes choses.

- Que dites-vous de cette oraison des Salamandres ? N'est elle pas bien savante, bien élevée et bien dévote? - Et de plus bien obscure, répondis-je. Je l'avais ouïe paraphraser à un prédicateur qui prouvait par là que le diable, entre autres vices qu'il a, est surtout grand hypocrite. - Hé bien, s'écria le comte, quelle ressource avez-vous donc pauvres peuples élémentaires ? Vous dites des merveilles de la nature de Dieu, du Père, du Fils du Saint-Esprit, des intelligences assistantes, des
anges, des cieux. vous faites des prières admirables et les enseignez aux hommes; et, après tout, vous n'êtes que lutins hypocrites

- Monsieur, interrompis-je, vous ne me faites pas plaisir d'apostropher ainsi ces gens-là. . - Eh bien, mon fils, reprit-il, ne craignez pas que je les appelle, mais que votre faiblesse vous empêche du moins de vous étonner à l'avenir de ce que vous ne voyez pas autant d'exemples que vous en vouliez de leur alliance avec les hommes. Hélas où est la femme, à qui vos docteurs n'ont pas gâté l'imagination, qui ne regarde pas avec horreur ce commerce et qui ne tremblât pas à l'aspect d'un Sylphe ? Ou est l'homme qui ne fuit pas de les voir, s'il se pique un peu d'être homme de bien ? Trouvons-nous que très rarement un honnête homme qui veuille de leur familiarité ? Et n'y a-t-il que des débauchés ou dés avares, ou des ambitieux ou des fripons qui recherchent cet honneur, qu'ils n'auront pourtant jamais (VIVE DIEU) parce que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.

- Que deviennent donc, lui dis-je, tous ces peuples volants, maintenant que les gens de bien sont si préoccupés contre eux ? - Ah! le bras de Dieu dit-il, n'est point raccourci, et le démon ne retire pas tout l'avantage qu'il espérait de l'ignorance et de l'erreur qu'il a répandu à leur préjudice, car outre que les Philosophes qui sont en grand nombre, y remédient le plus qu'ils peuvent en renonçant tout à fait aux femmes, Dieu a permis à tous ces peuples d'user de tous les innocents artifices dont ils peuvent s'aviser pour converser avec les hommes à leur insu. - Que me dites-vous là monsieur? m'écria-je. - Je vous dis vrai, poursuivit-il. - Croyez-vous qu'un chien puisse avoir des enfants d'une femme ? - Non, répondis-je. - Et un singe ? ajouta-t-il. - Non plus, répliquai-je. - Et un ours? continua-t-il. - Ni chien, ni ours, ni singe, lui dis-je, cela est impossible sans doute; contre la Nature, contre la raison et le sens commun. - Fort bien, dit le comte, mais les rois des Goths ne sont-ils pas nés d'un ours et d'une princesse suédoise ? - Il est vrai, repartis-je, que l'histoire le dit. - Et les Pégusiens et Syoniens des Indes, répliqua-t-il, ne sont-ils pas nés d'un chien et d'une femme ? - J'ai encore lu cela lui dis-je. - Et cette femme portugaise, continua-t-il, qui étant exposée en une île déserte, eut des enfants d'un grand singe ? - Nos théologiens, lui dis-je, répondent à cela, monsieur, que le diable prenant la figure de ces bêtes... - vous m'allez encore alléguer, interrompit le comte, les sales imaginations de vos auteurs. Comprenez donc, une fois pour toutes, que les Sylphes, voyant qu'on les prend pour des démons quand ils apparaissent en forme humaine, pour diminuer cette aversion qu'on a d'eux prennent la figure de ces animaux et s'accommodent ainsi à la bizarre faiblesse des femmes qui auraient horreur d'un beau Sylphe et qui n'en ont pas tant pour un chien ou pour un singe. Je pourrais vous conter plusieurs historiettes de ces petits chiens de Bologne avec certaines pucelles de par le monde, mais j'ai à vous apprendre un plus grand secret. " Sachez mon fils, que tel croit être fils d'un homme qui est fils d'un Sylphe. Tel croit être avec sa femme qui sans y penser immortalise une Nymphe. Telle femme pense embrasser son mari qui tient entre ses bras un Salamandre; et telle fille jurerait à son réveil qu'elle est vierge qui a eu durant son sommeil un honneur dont elle ne se doute pas. Ainsi le démon et les ignorants sont également abusés.

- Quoi? le démon, lui dis-je, ne saurait-il réveiller cette fille endormie, pour empêcher ce Salamandre de devenir immortel ? - Il le pourrait, répliqua le comte, si les Sages n'y mettaient ordre; irais nous apprenons à tous ces peuples les moyens de lier les démons et de s'opposer à leur effort. Ne vous disais-je pas l'autre jour que les Sylphes et les autres seigneurs des éléments sont trop heureux que nous voulions leur montrer la cabale ? Sans nous le diable leur grand ennemi les inquiéterait fort, et ils auraient de la peine à s'immortaliser à l'insu des filles.

- Je ne puis, répartis-je, admirer assez la profonde ignorance où nous vivons On croit que les puissances de l'air aident quelquefois les amoureux à parvenir à ce qu'ils désirent. La chose va donc tout autrement; les puissances de l'air ont besoin que les hommes les servent en leurs amours. - vous l'avez dit mon fils, poursuivit le comte, le Sage donne secours à ces pauvres peuples sans lui trop malheureux et trop faibles pour pouvoir résister au diable : mais aussi quand un Sylphe a appris de nous à prononcer cabalistiquement le nom puissant NEHMAHMIHAH, et à le combiner dans les formes avec le nom délicieux ELIAEL toutes les puissances des ténèbres prennent la fuite, et le Sylphe jouit paisiblement de ce qu'il aime."

Ainsi fut immortalisé ce Sylphe ingénieux qui prit la figure de l'amant d'une demoiselle de Séville; l'histoire en est connue. La jeune Espagnole était belle, mais aussi cruelle que belle. Un cavalier castillan, qui l'aimait inutilement, prit la résolution de partir un matin sans rien dire, et d'aller voyager jusqu'à ce qu'il fût guéri de son inutile passion. Un Sylphe trouvant la belle à son gré fut d'avis de prendre de temps et s'armant de tout ce qu'un des nôtres lui apprit pour se défendre des traverses que le diable envieux de son bonheur eût pu lui susciter. Il va voir la demoiselle sous la forme de l'amant éloigné, il se plaint, il soupire, il est rebuté. Il presse, il sollicite, il persévère : après plusieurs mois il touche, il se fait aimer, il persuade, et enfin il est heureux. Il naît de leur amour un fils dont la naissance est secrète et ignorée des parents par l'adresse de l'amant aérien. L'amour continue, et il est béni d'une deuxième grossesse. Cependant le cavalier guéri par l'absence revient à Séville, et impatient de revoir son inhumaine, va au plus vite lui dire Qu'enfin il est enétat de ne plus lui déplaire, et qu'il vient lui annoncer qu'il ne l'aime plus."

Imaginez s'il vous plaît, l'étonnement de la fille, sa réponse, ses pleurs, ses reproches, et tout leur dialogue surprenant. Elle lui soutient qu'elle l'a rendu heureux : il le nie; que leur enfant commun est en tel lieu qu'il est père d'un autre qu'elle porte. Il s'obstine à désavouer. Elle se désole, s'arrache les cheveux, les parents accourent à ses cris, l'amante désespérée continue ses plaintes et ses invectives; on vérifie que le gentilhomme était absent depuis deux ans; on cherche le premier enfant, on le trouve, et le second naquit en son terme

- Et l'amant aérien, interrompis-je, quel personnage jouait-il durant tout cela ? - Je vois bien, répondit le comte, que vous trouvez mauvais qu'il ait abandonné sa maîtresse à la rigueur des parents, ou à la fureur des inquisiteurs : mais il avait une raison de se plaindre d'elle. Elle n'était pas assez dévote; car quand ces messieurs se sont immortalisés, ils travaillent sérieusement, et vivent fort saintement pour ne point perde le droit qu'ils viennent d'acquérir à la possession du souverain bien. Ainsi ils veulent que la personne, à laquelle ils se sont alliés, vive avec une innocence exemplaire, comme on voit dans cette fameuse aventure d'un jeune seigneur de Bavière."

Il était inconsolable de la mort de sa femme qu'il aimait passionnément. Une Sylphide fut conseillée par un de nos Sage de prendre la figure de cette femme; elle le crut et s'alla présenter au jeune homme affligé, disant que Dieu l'avait ressuscitée pour le consoler de son extrême affliction. Ils vécurent ensemble plusieurs années, et firent de très beaux enfants. Mais le jeune seigneur n'était pas assez homme de bien pour retenir la sage Sylphide : il jurait et disait des paroles malhonnêtes. Elle l'avertit souvent mais voyant que ses remontrances étaient inutiles, elle disparut un jour, et ne lui laissa que ses jupes et le repentir de n'avoir pas voulu suivre ses saints conseils. Ainsi vous voyez mon fils, que les Sylphes ont quelquefois raisons de disparaître et vous voyez que le diable ne peut empêcher, non plus que les fantasques caprices de vos théologiens, que les peuples des éléments ne travaillent avec succès à leur immortalité quand ils sont secourus par quelqu'un de nos sages.

- Mais en bonne foi, monsieur, repris-je, êtes-vous persuadé que le démon soit si grand ennemi de ces suborneurs de demoiselles ? - Ennemi mortel, dit le comte, surtout des Nymphes, des Sylphes, et des Salamandres. Car pour les Gnomes, il ne les hait pas si fort parce que, comme je crois vous avoir appris, ces Gnomes effrayés des hurlements des diables qu'ils entendent dans le centre de la terre, aiment mieux demeurer mortels que courir risque d'être ainsi tourmentés, s'ils acquéraient l'immortalité. De là vient que ces Gnomes et les démons leurs voisins ont assez de commerce. Ceux-ci persuadent aux Gnomes naturellement très amis de l'homme, que c'est lui rendre un fort grand service et le délivrer d'un grand péril que de l'obliger de renoncer à son immortalité. Ils s'engagent pour cela de fournir à celui à qui ils peuvent persuader cette renonciation, tout l'argent qu'il demande; de détourner les dangers qui pourraient menacer sa vie durant certain temps, ou telle autre condition qu'il plaît à celui qui fait ce malheureux pacte : ainsi le diable, le méchant qu'il est, par l'entremise de ce Gnome fait devenir immortel l'âme de cet homme et la prive du droit de la vie éternelle.

- Comment monsieur, m'écriai-je, ces pactes à votre avis, desquels les démonographes racontent tant d'exemples ne se font point avec le démon? - Non sûrement, reprit le comte. Le prince du monde n'a-t-il pas été chassé dehors? N'est-il pas enfermé? N'est-il pas lié ? N'est-il pas la terre maudite et damnée, qui est restée au fond de l'ouvrage du suprême et archétype distillateur ? Peut-il monter dans la région de la lumière, et y répandre les ténèbres concentrées ? Il ne peut rien contre l'homme. Il ne peut qu'inspirer aux Gnomes, qui sont ses voisins de venu faire ces propositions à ceux d'entre les hommes qu'il craint le plus que soient sauvés afin que leur âme meurt avec le corps.

- Et selon vous, ajoutai-je, ces âmes meurent? - Elles meurent mon enfant, répondit il. - Et ceux qui font ces pactes-là ne sont point damnés, poursuivis-je ? - Ils ne le peuvent être, dit-il, car leur âme meurt avec le corps. - Ils sont donc quittes à bon marché, repris-je, et ils sont bien légèrement punis d'avoir fait un crime si énorme que de renoncer à leur baptême, et à la mort du Seigneur.

- Appelez-vous, repartit le comte, être légèrement puni que de rentrer dans les noirs abîmes du néant ? sachez que c'est une plus grande peine que d'être damné qu'il y a encore un reste de miséricorde dam la justice que Dieu exerce contre les pécheurs dans l'enfer, que c'est une grande grâce de ne les point consumer par le feu qui les brûle. Le néant est un plus grand mal que l'enfer; c'est ce que les Sages prêchent aux Gnomes quand ils les assemblent, pour leur faire entendre quel tort ils se font de préférer la mort à l'immortalité, et le néant à l'espérance de l'éternité bienheureuse, qu'ils seraient en droit de posséder, s'ils s'alliaient aux hommes sans exiger d'eux ces renonciations criminelles. Quelques-uns nous croient, et nous les marions à nos filles.

- Vous évangélisez donc les peuples souterrains, monsieur ? lui dis-je. - Pourquoi non ? reprit-il. Nous sommes leurs docteurs aussi bien que des peuples du feu, de l'air et de l'eau; et la charité philosophique se répand indifféremment sur tous ces enfants de Dieu. Comme ils sont plus subtils et plus éclairés que le commun des hommes, ils sont plus dociles et plus capables de discipline, et ils écoutent les vérités divines avec un respect qui nous ravit.

- Il doit être en effet ravissant, m'écriai-je en riant, de voir un cabaliste en chaire prôner à tous ces messieurs-là. vous en aurez le plaisir, mon fils, quand vous voudrez, dit le comte, et si vous le désirez, je les assemblerai dès ce soir, et je les prêcherai sur le minuit. - Sur le minuit, m'écriai-je, j'ai ouï dire que c'est là l'heure du Sabbat. Le comte se prit à rire : - vous me faites souvenir là dit-il, de toutes les folies que les démonographes racontent sur ce chapitre de leur imaginaire Sabbat. Je voudrais bien pour la rareté du fait, que vous les crussiez aussi. - Ah pour les contes du Sabbat, repris-je, je vous assure que je n'en crois pas un.

- Vous faites bien, mon fils, dit-il, car (encore une fois) le diable n'a pas la puissance de se jouer ainsi du genre humain, ni de pactiser avec les hommes, moins encore de s'en faire adorer, comme le croient les inquisiteurs. ce qui a donné lieu à ce bruit populaire, c'est que les Sages - comme je viens de vous dire - assemblent les habitants deséléments pour leur prêcher leurs mystères et leur morale; et comme il arrive ordinairement que quelque Gnome revient de son erreur grossière, comprend les horreurs du néant, et consent qu'on l'immortalise on lui donne une fille, on le marie, la noce se célèbre avec toute la réjouissance que demande la conquête qu'on vient de faire. Ce sont là ces danses et ces cris de joie qu'Aristote dit qu'on entendait dans certaines îles, où pourtant on ne voyait personne. Le grand Orphée fut le premier qui convoqua ces peuples souterrains; à sa première semonce Sabasius le plus ancien des Gnomes fut immortalisé; et c'est de ce Sabasius qu'a pris son nom cette assemblée, dans laquelle les Sages lui ont adressé la parole tant qu'il a vécu, comme il paraît dans les hymnes du divin Orphée. Les ignorants ont confondu les choses, et ont pris occasion de faire là-dessus mille contes impertinents, et de décrier une assemblée que nous ne convoquons qu'à la gloire du souverain être.

- Je n'eusse jamais imaginé, lui dis-je, que le Sabbat fût une assemblée de dévotion. - C'en est pourtant une, repartit-il, très sainte et très cabalistique; ce que le monde ne se persuaderait pas facilement. Mais tel est l'aveuglement déplorable de ce siècle injuste : on s'entête d'un bruit populaire, et on ne veut point être détrompé. Les Sages ont beau dire, les sots en sont plutôt crus. Un philosophe a beau montrer à l'œil la fausseté des chimères que l'on s'est forgées, et donner des preuves manifestes du contraire : quelque expérience et quelque solide raisonnement qu'il ait employé, s'il vient un homme à chaperon qui s'inscrive en faux, l'expérience et la démonstration n'ont plus de force, et il n'est plus au pouvoir de la vérité de rétablir son empire, on en croit plus à ce chaperon qu'à ses propres yeux. Il y a eu dans votre France une preuve mémorable de cet entêtement populaire."

Le fameux cabaliste Zedechias se mit dans l'esprit, sous le règne de votre Pépin, de convaincre le monde que les éléments sont habités par tous ces peuples dont je vous ai décrit la nature. L'expédient dont il s'avisa fut de conseiller aux Sylphes de se montrer en l'air à tout le monde; ils le firent avec magnificence; on voyait dans les airs ces créatures admirables en forme humaine, tantôt rangées en bataille, marchant en bon ordre, ou se tenant sous les armes, ou campées sous des pavillons superbes : tantôt sur des navires aériens d'une structure admirable, dont la flotte volante voguait au gré des zéphyrs. Qu'arriva-t-il ? Pensez-vous que ce siècle ignorant s'avisa de raisonner sur la nature de ses spectacles merveilleux? Le peuple crut d'abord que c'était des sorciers, qui s'étaient emparés de l'air pour y exciter des orages et pour faire grêler sur les moissons. Les savants, théologiens et jurisconsultes furent bientôt de l'avis du peuple : les empereurs le crurent aussi; et cette ridicule chimère alla si avant, que le sage Charlemagne, et après lui Louis le Débonnaire, imposèrent de graves peines à tous ces prétendus tyrans de l'air, voyez cela dans le premier chapitre des Capitulaires de ces deux empereurs."

Les Sylphes, voyant le peuple, les pédants et les têtes couronnées même se gendarmer ainsi contre eux, résolurent, pour faire perde cette mauvaise opinion qu'on avait de leur flotte innocente, d'enlever des hommes de toutes parts, de leur faire voir leurs belles femmes, leur république et leur gouvernement, et puis les remettre à terre en divers endroits du monde. Ils le firent comme ils l'avaient projeté. Le peuple, qui voyait descendre ces hommes, y accourait de toutes parts prévenu que c'était des sorciers qui se détachaient de leurs compagnons pour venir jeter des venins sur les fruits et dans les fontaines suivant la fureur qu'inspirent de telles imaginations, entraînait ces innocents au supplice. Il est incroyable quel grand nombre il en fit périr par l'eau et par le feu dans tout ce royaume."

Il arriva qu'un jour, entre autres, on vit à Lyon descendre de ces navires aériens 3 hommes et 1 femme; toute la ville s'assemble alentour, crie qu'ils sont magiciens et que Grimoald, duc de Benevent, ennemi de Charlemagne, les envoie pour perdre les moissons des Français. Les 4 innocents ont beau dire, pour leur justification, qu'ils sont du pays même ; qu'ils ont été enlevés depuis peu par des hommes miraculeux qui leur ont fait voir des merveilles inouïes et les ont priés d'en faire le récit. Le peuple entêté n'écoute point leur défense, et il allait les jeter dans le feu quand le bonhomme Agobard, évêque de Lyon, qui avait acquis beaucoup d'autorité étant moine dans cette ville, accourut au bruit, et ayant ouï l'accusation du peuple et la défense des accusés, prononça gravement que l'une et l'autre étaient fausses. Qu'il n'était pas vrai que ces hommes fussent descendus de l'air, et que ce qu'ils disaient y avoir vu, était impossible.

Le peuple crût plus à ce que disait son bon père Agobard qu'à ses propres yeux, s'apaisa donna la liberté aux 4 ambassadeurs des Sylphes et reçut avec admiration le Livre qu'Agobard écrivit pour confirmer la sentence qu'il avait donnée : ainsi le témoignage de ces 4 témoins fut rendu vain.

Cependant, comme ils échappèrent au supplice, ils furent libres de raconter ce qu'ils avaient vu, ce qui ne fut pas tout à fait sans fruit ; car, s'il vous en souvient bien, le siècle de Charlemagne fut fécond en hommes héroïques ; ce qui marque que la femme, qui avait été chez les Sylphes, trouva créance parmi les dames de ce temps-là, et que par la grâce de Dieu beaucoup de Sylphes s'immortalisèrent. Plusieurs Sylphides aussi devinrent immortelles par le récit que ces 3 hommes firent de leur beauté, ce qui obligea les gens de ce temps-là de s'appliquer un peu à la Philosophie ; et de là sont venues toutes ces histoires des fées que vous trouvez dans les légendes amoureuses du siècle de Charlemagne et des suivants. Toutes ces fées prétendues n'étaient que Sylphides et Nymphes. Avez-vous lu ces histoires des héros et des fées ? - Non, monsieur, lui dis-je.

- J'en suis fâché, reprit-il, car elles vous eussent donné quelque idée de l'état auquel les Sages ont résolu de réduire un jour le monde. Ces hommes héroïques ces amours des Nymphes, ces voyages au paradis terrestre, ces palais et ces bois enchantés, et tout ce qu'on y voit de charmantes aventures, ce n'est qu'une petite idée de la vie que mènent les Sages et de ce que le monde sera quand ils y feront régner la Sagesse. On n'y verra que les héros, le moindre de nos enfants sera de la force de Zoroastre, Apollonius ou Melchisédec; et la plupart seront aussi accomplis que les enfants qu'Adam eût d'Eve s'il n'eût point péché avec elle.

- Ne m'avez-vous pas dit monsieur, interrompis-je, que Dieu ne voulait pas qu'Adam et éve eussent des enfants, qu'Adam ne devait toucher qu'aux Sylphides, et qu'Eve ne devait penser qu'à quelqu'un des Sylphes ou des salamandres ? - Il est vrai, dit le comte, ils ne devaient pas faire des enfants par la voie qu'ils en firent. - votre cabale, monsieur, continuai-je, donne donc quelque invention à l'homme et à la femme de faire des enfants autrement qu'à la méthode ordinaire ? - Assurément, reprit-il. - Eh monsieur, poursuivis-je, apprenez là moi donc, je vous en prie. - Vous ne la saurez pas d'aujourd'hui s'il vous plaît, me dit-il en riant. Je veux venger les peuples des éléments de ce que vous avez eu tant de peine à vous détromper de leur prétendue diablerie. Je ne doute pas que vous ne soyez maintenant revenu de vos terreurs paniques. Je vous laisse donc pour vous donner le loisir de méditer et délibérer devant Dieu, à quelle espèce de substances élémentaires il sera plus à propos pour sa gloke et la vôtre de faire part de votre immortalité.

Je m'en vais cependant me recueillir un peu pour le discours que vous m'avez donné envie de faire cette nuit aux Gnomes. - Allez-vous, lui dis-je, leur expliquer quelque chapitre d'Averroès ? - Je crois, dit le comte, qu'il y pourra bien entrer quelque chose de cela; car j'ai dessein de leur prêcher l'excellence de l'homme, pour les porter à en rechercher l'alliance. Et Averroès après Aristote, a tenu deux choses qu'il sera bon que j'éclaircisse; l'une fut la nature de l'entendement, et l'autre fut le souverain bien. Il dit qu'il n'y a qu'un seul entendement créé, qui est l'image de l'Incréé, et que cet unique entendement suffit pour tous les hommes; cela demande explication. Et pour le souverain bien, Averroès dit qu'il consiste dans la conversation des anges, ce qui n'est pas assez cabalistique, car l'homme dès cette vie peut et est créé pour jouir de Dieu, comme vous entendrez un jour et comme vous éprouverez quand vous serez au rang des Sages.

Ainsi finit l'entretien du comte de Gabalis. Il revint le lendemain et me porta le discours qu'il avait fait aux peuples souterrains, il est merveilleux Je le donnerais avec la suite des entretiens qu'une vicomtesse et moi avons eus avec ce grand homme, si j'étais sûr que tous mes lecteurs eussent l'esprit droit et ne trouvassent pas mauvais que je me divertisse aux dépens des fous. Si je vois qu'on veuille laisser faire à mon livre le bien qu'il est capable de produire et qu'on ne me fasse pas l'injustice de me soupçonner de vouloir donner crédit aux sciences secrètes, sous le prétexte de les tourner en ridicule, je continuerais à me réjouir de M, le comte, et je pourrais donner bientôt un autre tome.