4ème entretien sur les sciences secrètes

J'attendis chez moi M. le comte de Gabalis, comme nous l'avions arrêté en nous quittant. Il vint à l'heure marquée, m'abordant d'un air riant. - Eh bien mon fils, me dit-il, pour quelle espèce de peuples invisibles Dieu vous donne-t-il plus de penchant, et quelle alliance aimerez-vous mieux, celle des Salamandres ou des Gnomes, des Nymphes ou des Sylphides? - Je n'ai pas encore tout à fait résolu ce mariage, monsieur, repartis je. - A quoi tient-il donc ? reprit-il. - Franchement, monsieur, lui dis-je, je ne puis guérir mon imagination; elle me représente toujours ces prétendus hôtes deséléments comme des tiercelets de diables. - O Seigneur s'écria-t-il, dissipez, à Dieu de lumière, les ténèbres que l'ignorance et la perverse éducation ont répandu dans l'esprit de cet élu, que vous m'avez fait connaître et que vous destinez à de si grandes choses. Et vous, mon fils, ne fermez pas le passage à la vérité qui veut entrer chez vous; soyez docile. Mais non, je vous dispense de l'être : car aussi bien est-il injurieux à la vérité de lui préparer les voies. Elle sait forcer les portes de fer, et entrer où elle veut, malgré toute la résistance du mensonge. Que pouvez-vous avoir à lui opposer ? Est-ce que Dieu n'a pu créer ces substances dans les éléments telles que je les ai dépeintes ?

- Je n'ai pas examiné, lui dis-je, s'il y a de l'impossibilité dans la chose même, si un seul élément peut fournir du sang, de la chair et des os, s'il peut y avoir un tempérament sans mélange, et des actions sans contrariété ; mais supposez que Dieu ait pu le faire, quelle preuve solide y a-t-il qu'il l'a fait ?

- Voulez-vous en être convaincu tout à l'heure, reprit-il sans tant de façons. Je m'en vais faire venir les Sylphes de Cardan, vous entendrez de leur propre bouche ce qu'ils font, et ce que je vous en ai appris. - Non, pas cela, monsieur, s'il vous plaît, m'écriai-je brusquement, différez, je vous en conjure, cette espèce de preuve, jusqu'à ce que je sois persuadé que ces gens-là ne sont pas ennemis de Dieu; car jusque-là j'aimerais mieux mourir que de faire ce tort à ma conscience de...

- Voilà, voilà l'ignorance et la fausse piété de ces temps malheureux interrompit le comte d'un ton colère. Que n'efface-t-on donc du calendrier des saints le plus grand des anachorètes ? Et que ne brûle-t-on ses statues ? C'est grand dommage qu'on n'insulte pas à ses cendres vénérables et qu'on ne les jette au vent, comme on ferait de celles des malheureux qui sont accusés d'avoir eu commerce avec les démons". S'est-il avisé d'exorciser les Sylphes? et ne les a-t-il pas traités en hommes ? Qu'avez-vous à dire à cela, monsieur le scrupuleux, vous, et tous vos docteurs misérables ? Le sylphe qui discourut de sa nature avec ce patriarche, à votre avis, était-ce un. tiercelet de démon ? Est-ce avec un lutin que cet homme incomparable conféra de l'évangile ? Et l'accusez-vous d'avoir profané les mystères adorables en s'en entretenant avec un fantôme ennemi de Dieu? Athanase et Jérôme sont donc bien indignes du grand nom qu'ils ont parmi vos savants, d'avoir décrit avec tant d'éloquence l'éloge d'un homme qui traitait les diables si humainement ? s'ils prenaient ce sylphe pour un diable, il fallait ou cacher l'aventure, ou retrancher la prédication en esprit ou cette apostrophe si pathétique que l'anachorète plus zélé et plus crédule que vous fait à la ville d'Alexandrie; et s'ils l'ont pris pour une créature ayant part, comme il l'assurait, à la Rédemption aussi bien que nous, et si cette apparition est à leur avis une grâce extraordinaire que Dieu faisait au saint dont ils écrivent la vie, êtes-vous raisonnable de vouloir être plus savant qu'Athanase et Jérôme, et plus saint que le divin Antoine ? Qu'eussiez-vous dit à cet homme admirable si vous aviezété du nombre des dix mille solitaires à qui il raconta la conversation qu'il venait d'avoir avec le sylphe? Plus sage et plus éclairé que tous ces anges terrestres, vous eussiez sans doute remontré au saint abbé que toute son aventure n'était qu'une pure illusion, et vous eussiez dissuadé son disciple Athanase de faire savoir, à toute la terre, une histoire si peu conforme à la religion, à la philosophie et au sens commun. N'est-il pas vrai?

- Il est vrai, lui dis-je, que j'eusse été d'avis, ou de n'en rien dire du tout, ou d'en dire davantage. - Athanase et Jérôme n'avaient garde, reprit-il, d'en dire davantage; car ils n'en savaient que cela, et quand ils auraient tout su, ce qui ne peutêtre si l'on n'est des nôtres, ils n'eussent pas divulgué témérairement les secrets de la Sagesse.

- Mais pourquoi, repartis-je, ce Sylphe ne proposa-t-il pas à saint Antoine ce que vous me proposez aujourd'hui ? - Quoi, dit le comte en riant, le mariage ? Ah c'eut. été bien à propos ? - Il est vrai, repris-je, qu'apparemment le bon homme n'eut pas accepté le parti. - Non, sûrement, dit le comte, car c'eût été tenter Dieu de se marier à cet âge-là et de lui demander des enfants. - Comment, repris-je, est-ce qu'on se marie à ces Sylphes pour en avoir des enfants ? - Pourquoi donc, dit-il, est-ce qu'il est jamais permis de se marier pour une autre fin ? - Je ne pensais pas, répondis-je, qu'on en prétendit lignée, et je croyais seulement que tout cela n'aboutissait qu'à immortaliser les Sylphides.

- Ah vous aviez tort, poursuivit-il, la charité des philosophes fait qu'ils se proposent pour fin l'immortalité des Sylphides : mais la Nature fait qu'ils désirent de les voir fécondes. Vous verrez, quand vous voudrez, dans les airs ces familles philosophiques. Heureux le monde, s'il n'avait que de ces familles, et s'il n'y avait pas des enfants de péché. - Qu'appelez-vous enfants de péché, monsieur ? interrompis-je.

- Ce sont, mon fils, continua-t-il, ce sont tous les enfants qui naissent par la voie ordinaire; enfants conçus par la volonté de la chair, non pas par la volonté de Dieu; enfants de colère et de malédiction, en un mot, enfants de l'homme et de la femme. Vous avez envie de m'interrompre, je vois bien ce que vous voulez me dire. oui, mon enfant, sachez que ce ne fut jamais la volonté du Seigneur que l'homme et la femme eussent des enfants comme ils en ont. Le dessein du très sage ouvrier était bien plus noble; il voulait bien autrement peupler le monde qu'il ne l'est. Si le misérable Adam n'eut pas désobéi grossièrement à l'ordre qu'il avait de Dieu de ne toucher point à éve et qu'il se fut contenté de tout le reste des fruits du jardin de volupté, de toutes les beautés des Nymphes et des Sylphides, le monde n'eût pas eu la honte de se voir rempli d'hommes, si imparfaits qu'ils peuvent passer pour des monstres auprès des Enfants des Philosophes.

- Quoi, monsieur, lui dis-je, vous croyez, à ce que je vois, que le crime d'Adam est autre chose qu'avoir mangé la pomme ? - Quoi, mon fils, reprit le comte, êtes-vous du nombre de ceux qui ont. la simplicité de prendre l'histoire de la pomme à la lettre ? Ah sachez que la langue sainte use de ces innocentes métaphores pour éloigner de nous les idées peu honnêtes d'une action qui a causé tous les malheurs du genre humain. Ainsi quand Salomon disait, je veux monter sur la palme, et j'en veux cueillir les fruits, il avait un autre appétit que de manger des dattes. Cure langue que les anges consacrent, et dont ils se servent pour chanter des hymnes au Dieu vivant, n'a point de terme qui exprime ce qu'elle nomme figurément, l'appelant pomme ou datte. Mais le sage démêle aisément ces chastes figures. Quand il voit que le goût et la bouche d'Eve ne sont point punis et qu'elle accouche avec douleur, il connaît que ce n'est pas le goût qui est criminel et, découvrant quel fut le premier péché par le soin que prirent les premiers pécheurs de cacher avec des feuilles certains endroits de leur corps, il conclut que Dieu ne voulait pas que les hommes fussent multipliés par cette lâche voie. O Adam? tu ne devais engendrer que des hommes semblables à toi ou n'engendrer que des héros ou des géants.

- Hé ! Quel expédient avait-il, interrompis-je, pour l'une ou pour l'autre de ces générations merveilleuses ? - Obéir à Dieu, répliqua-t-il, ne toucher qu'aux Nymphes, aux Gnomes, aux Sylphides ou aux Salamandres. Ainsi il n'eût vu naître que des héros, et l'univers eût été peuplé de gens tous merveilleux, et remplis de force et de sagesse. Dieu a voulu faire conjecturer la différence qu'il y eût eu entre ce monde innocent et le monde coupable que nous voyons, en permettant de temps en temps qu'on vît des enfants nés de la force qu'il l'avait projeté ? - On a donc vu quelquefois monsieur, lui dis-je, de ces enfants des éléments? Et un licencié de Sorbonne, qui me citait l'autre jour saint Augustin, saint Jérôme et Grégoire de Nazianze, s'est donc mépris, en croyant qu'il ne peut naître aucun fruit de ces amours des esprits pour nos femmes, ou du commerce que peuvent avoir les hommes avec certains démons qu'il nommait hyphialtres.

- Lactance a mieux raisonné, reprit le comte, et le solide Thomas d'Aquin a savamment résolu que non seulement ces commerces peuvent être féconds, mais que les enfants qui en naissent sont d'une nature bien plus généreuse et plus héroïque. Vous lirez en effet quand il vous plaira les hauts faits de ces hommes puissants et fameux que Moïse dit qui sont nés de la force; nous en avons les histoires par dévers nous dans le livre des guerres du Seigneur, cité au vingt-troisième chapitre des Nombres. Cependant jugez de ce que le monde serait, si tous ces habitants ressemblaient par exemple à Zoroastre.

- Zoroastre, lui dis-je, qu'on dit qui est auteur de la Nécromance? - C'est lui-même, dit le comte, de qui les ignorants ont écrit cette calomnie. Il avait l'honneur d'être fils du Salamandre Oromasis et de Vesta, femme de Noé. Il vécut douze cents ans le plus sage monarque du monde, et puis fut enlevé par son père Oromasis dans la région des Salamandres. - Je ne doute pas, lui dis-je, que Zoroastre ne soit avec le Salamandre Oromasis dans la région du feu : mais je ne voudrais pas faire à Noé l'outrage que vous lui faites.

- L'outrage n'est pas si grand que vous pourriez croire, reprit le comte, tous ces patriarches-là tenaient à grand honneur d'être les pères putatifs des enfants, que les enfants de Dieu voulaient avoir de leurs femmes, mais ceci est encore trop fort pour vous. Revenons à Oromasis; il fut aimé de Vesta, femme de Noé. Cette Vesta, étant morte, fut le génie tutélaire de Rome et le feu sacré qu'elle voulait que des vierges conservassent avec tant de soin était en l'honneur du Salamandre son amant. Outre Zoroastre, il naquit de leur amour une fille d'une beauté rare et d'une sagesse extrême; c'était la divine égérie, de qui Numa Pompilius reçut toutes les lois. Elle obligea Numa, qu'elle aimait, de faire bâtir un temple à Vesta sa mère, où on entretiendrait le feu sacré en l'honneur de son père Oromasis. Voilà la vérité de la fable, que les poètes et les historiens romains ont contée de cette nymphe égérie. Guillaume Postel (le moins ignorant de tous ceux qui ont étudié la cabale dans les livres ordinaires) a su que Vesta était femme de Noé, mais il a ignoré qu'égérie fut fille de cette Vesta et n'ayant pas lu les livres secrets de l'ancienne cabale, dont le prince de la Mirande acheta si chèrement un exemplaire, il a confondu les choses et a cru seulement qu'égérie était le bon génie de la femme de Noé. Nous apprenons dans ces livres qu'égérie fut conçue sur l'eau lorsque Noé errait sur les flots vengeurs qui inondaient l'univers : les femmes étaient alors réduites à ce petit nombre qui se sauvèrent dans l'Arche cabalistique, que ce fécond père du monde avait bâtie; ce grand homme gémissant de voir le châtiment épouvantable dont le seigneur punissait lés crimes causés par l'amour qu'Adam avait eu pour son éve, voyant qu'Adam avait perdu sa postérité en préférant éve aux filles des éléments, et en l'ôtant à celui des Salamandres ou des Sylphes qui eût su se faire aimer à elle. Noé, dis-je, devenu sage par l'exemple funeste d'Adam, consentit que Vesta sa femme se donnât au salamandre Oromasis, prince des substances ignées; et persuada ses trois autres enfants de céder aussi leurs trois femmes aux princes des trois autres éléments. L'univers fut en peu de temps repeuplé d'hommes héroïques si savants, si beaux si admirables, que leur postérité, éblouie de leurs vertus, les a pris pour des divinités. Un des enfants de Noé, rebelle au conseil de son père, ne put résister aux attraits de sa femme non plus qu'Adam aux charmes de son éve; mais comme le péché d'Adam avait noirci toutes les âmes de ses descendants le peu de complaisance que Cham eut pour les sylphes marqua toute sa noire postérité. De là vient (disent nos cabalistes) le teint horrible des éthiopiens et de tous ces peuples hideux, à qui il est commandé d'habiter sous la zone torride, en punition de l'ardeur profane de leur père.

- Voilà des traits bien particuliers, monsieur, dis-je admirant l'égarement de cet homme, et votre cabale est d'un merveilleux usage pour éclaircir l'Antiquité. - Merveilleux, reprit-il gravement, et, sans elle,écriture, histoire, fable et nature sont obscures et inintelligibles. Vous croyez par exemple, que l'injure que Cham fit à son père soit telle qu'il semble à la lettre; vraiment c'est bien autre chose ; Noé sortit de l'Arche et, voyant que Vesta, sa femme, ne faisait qu'embellir par le commerce qu'elle avait avec son amant Oromasis, redevint passionné pour elle. Cham, craignant que son père n'allât encore peupler la terre d'enfants aussi noirs que ses éthopiens, prit son temps, un jour que le bon vieillard était plein de vin. et le châtra sans miséricorde. Vous riez?

- Je ris du zèle indiscret de Cham, lui dis-je. - Il faut plutôt admirer, reprit le comte, l'honnêteté du Salamandre Oromasis, que la jalousie n'empêcha pas d'avoir pitié de la disgrâce de son rival. Il apprit à son fils Zoroastre, autrement nommé Japhet, le nom du Dieu tout puissant qui exprime son éternelle fécondité : Japhet prononça six fois, alternativement avec son frère Sem, marchant à reculons vers le Patriarche, le nom redoutable Jabamiab, et ils restituèrent le vieillard en son entier. Cette histoire, mal entendue, a fait dire aux Grecs que le plus vieux des dieux avait été châtré par un de ses enfants : mais voilà la vérité de la chose. D'où Tous pouvez voir combien la morale des peuples du feu est plus humaine que la nôtre, et même plus que celle des peuples de l'air ou de l'eau; car la jalousie de ceux-ci est cruelle, comme le divin Paracelse nous l'a fait voir dans une aventure qu'il raconte, et qui a été vue de toute la ville de Sstaufemberg. Un Philosophe, avec qui une Nymphe était entrée en commerce d'immortalité, fut assez malhonnête homme pour aimer une femme; comme il dînait avec sa nouvelle maîtresse et quelques-uns de ses amis, on vit en l'air la plus belle cuisse du monde; l'amante invisible voulut bien la faire voir aux amis de son infidèle, afin qu'ils jugeassent du tort qu'il avait de lui préférer une femme. Après quoi la Nymphe indignée le fit mourir sur l'heure.

- Ah ! Monsieur, m'ériai-je, cela pourrait bien me dégoûter de ces amantes si délicates. - Je confesse, reprit-il, que leur délicatesse est un peu violente. Mais si on a vu parmi nos femmes des amantes irritées faire mourir leurs amants parjures, il ne faut pas s'étonner que ces amantes si belles et si fidèles s'emportent quand on les trahit; d'autant plus qu'elles n'exigent des hommes que de s'abstenir des femmes, dont elles ne peuvent souffrir les défauts, et qu'elles nous permettent d'en aimer parmi elles autant qu'il nous plaît. Elles préfèrent l'intérêt et l'immortalité de leurs compagnes à leur satisfaction particulière; et elles sont bien aise que les Sages donnent à leur république autant d'enfants immortels qu'ils en peuvent donner.

- Mais enfin, monsieur, repris-je, d'où vient qu'il y a si peu d'exemples de tout ce que vous me dites ? - Il y en a grand nombre, mon enfant poursuivit-il, mais on n'y fait pas réflexion, ou on n'y ajoute point de foi, ou enfin on les explique mal, faute de connaître nos principes. On attribue aux démons tout ce qu'on devrait attribuer aux peuples des éléments. Un petit gnome se fait aimer à la célèbre Magdeleine de la Croix, abbesse d'un monastère à Cordoue en Espagne; elle le rend heureux dés l'âge de douze ans, et ils continuent leur commerce l'espace de trente. Un directeur ignorant persuade Magdeleine que son amant est un lutin et l'oblige de demander l'absolution au pape Paul III. Cependant il est impossible que ce fût un démon; car toute l'Europe a su, et Cassiodorus Renius a voulu apprendre à la postérité, le miracle qui se faisait tous les jours en faveur de la sainte fille, ce qui apparemment ne fût pas arrivé si son commerce avec le gnome eût été si diabolique que le vénérable directeur l'imaginait. Ce docteur-là eût dit hardiment, si je ne me trompe, que le sylphe qui s'immortalisait avec la jeune Gertrude religieuse du monastère de Nazareth au diocèse de Cologne, était quelque diable. - Assurément, lui dis-je, et je le crois aussi. - Ah mon fils, poursuivit le comte en riant, si cela est, le diable n'est guère malheureux de pouvoir entretenir commerce de galanterie avec une fille de treize ans, et lui écrire les billets doux
qui furent trouvés dans sa cassette."

Croyez mon enfant, croyez que le démon a, dans la région de la mort, des occupations plus tristes et plus conformes à la haine qu'a pour lui le Dieu de pureté : mais c'est ainsi qu'on se ferme volontairement les yeux. On trouve, par exemple, dans Titelive, que Romulus était fils de Mars; les esprits forts disent : " C'est une fable les théologiens : " Il était fils d'un diable incube "; les plaisants : " Mlle Sylvia avait perdu ses gants et elle en voulut couvrir la honte en disant qu'un dieu les lui avait volés. " Nous qui connaissons la Nature, et que Dieu a appelés de ces ténèbres à son admirable lumière, nous savons que ce Mars prétendu était un Salamandre qui, épris de la jeune Sylvie, la fit mère du grand Romulus, ce héros qui, après avoir fondé sa superbe ville, fut enlevé par son père dans un char enflammé, comme Zoroastre le fut par Oromasis."

Un autre Salamandre fut père de Servius Tullius; TiteLive dit que ce fut le dieu du feu, trompé par la ressemblance, et les ignorants en ont fait le même jugement que du père de Romulus. Le fameux Hercule et l'invincible Alexandre étaient fils du plus grand des Sylphes. Les historiens ne connaissant pas cela ont dit que Jupiter en était le père : ils disaient vrai, car, comme vous avez appris, ces Sylphes, Nymphes et Salamandres s'étant érigés en divinités, les historiens qui les croyaient tels appelaient enfants des dieux tous ceux qui en naissaient."

Tel fut le divin Platon, le plus divin Apollonius Thianeus, Hercule, Achille, Sarpedon, le pieux énée, et le fameux Melchisédec; car savez-vous qui fut le père de Melchisédec ? - Non vraiment, lui dis-je, car saint Paul ne le savait pas. - Dites donc qu'il ne le disait pas, reprit le comte, et qu'il ne lui était pas permis de révéler les mystères cabalistiques. Il savait bien que le père de Melchisédec était Sylphe, et que ce roi de Salem fut conçu dans l'Arche par la femme de Sem. La manière de sacrifier de ce pontife était la même que sa cousine égérie apprit au roi Numa, aussi bien que l'adoration d'une souveraine divinité sans image et sans statue : à cause de quoi les Romains, devenus idolâtres, quelque temps après brûlèrent les saints livres de Numa qu'égérie avait dictés. Le premier dieu des Romains était le vrai Dieu, leur sacrifice était le véritable, ils offraient du pain et du vin au Souverain Maître du monde, mais tout cela se pervertit ensuite. Dieu ne laissa pas pourtant, en reconnaissance de ce premier culte, de donner à cette ville, qui avait reconnu sa souveraineté, l'empire de l'univers.

- Monsieur, interrompis-je, je vous prie, laissons là Melchisédec, le Sylphe qui l'engendra, sa cousine égérie et le Sacrifice du Pain et du Vin. Ces preuves me paraissent un peu éloignées; et vous m'obligeriez bien de me conter des nouvelles plus fraîches, car j'ai oui dire à un docteur, à qui on demandait ce qu'étaient devenus les compagnons de cette espèce de satyre qui apparut à saint Antoine et que vous avez nommé sylphe, que tous ces gens-là sont morts présentement. Ainsi les peuples élémentaires pourraient bien être péris puisque vous les avouez mortels et que nous n'en avons nulles nouvelles.

- Je prie Dieu, repartit le comte avec émotion, je prie Dieu qui n'ignore rien, de vouloir ignorer cet ignorant qui décide si sottement ce qu'il ignore. Dieu le confonde et tous ses semblables. D'où a-t-il appris que les éléments sont déserts et que tous ces peuples merveilleux sont anéantis ? s'il voulait se donner la peine de lire un peu les histoires et n'attribuer pas au diable, comme font les bonnes femmes, tout ce qui passe la chimérique théorie qu'il s'est fait de la Nature, il trouverait en tous temps et en tous lieux des preuves de ce que je vous ai dit. Que dirait votre docteur à cette histoire authentique arrivée depuis peu en Espagne? Une belle Sylphide se fit aimer d'un Espagnol, vécut trois ans avec lui, en eut trois beaux enfants et puis mourut. Dira-t-on que c'était un diable? La savante réponse selon quelle physique le diable peut-il s'organiser un corps de femme, concevoir, enfanter, allaiter? Quelle preuve y a-t-il dans l'écriture de cet extravagant pouvoir que vos théologiens sont obligés en cette rencontre de donner au démon ? Et quelle raison vraisemblable leur peut fournir leur faible physique? Le jésuite Delrio comme il est de bonne foi - raconte naïvement plusieurs de ces aventures et, sans s'embarrasser de raisons physiques, se tire d'affaire en disant que ces Sylphides étaient des démons; tant il est vrai que vos plus grands docteurs n'en savent pas plus bien souvent que les simples femmes Tant il est vrai que Dieu aime à se retirer dans son trône nébuleux et, qu'épaississant les ténèbres qui environnent sa Majesté redoutable, Il habite une lumière inaccessible et ne laisse voir ses vérités qu'aux humbles de cœur. Apprenez à être humble, mon fils, si vous voulez pénétrer ces ténèbres sacrées qui environnent la vérité. Apprenez des Sages à ne donner aux démons aucune puissance dans la Nature, depuis que la pierre fatale les a renfermés dans le puits de l'abîme. Apprenez des Philosophes à chercher toujours les causes naturelles dans tous les événements extraordinaires; et quand les causes naturelles manquent, recourez à Dieu et à ses saints anges et ja. mais aux démons qui ne peuvent plus rien que souffrir; autrement vous blasphémeriez souvent sans y penser et vous attribueriez au diable l'honneur des plus merveilleux ouvrages de la Nature."

Quand on vous dirait par exemple que le divin Apollonius Thianeus fut conçu sans l'opération d'aucun homme, et qu'un des plus hauts Salamandres descendit pour s'immortaliser avec sa mère, vous diriez que ce Salamandre était un démon, et vous donneriez la gloire au diable de la génération d'un des plus grands hommes qui soient sortis de nos mariages philosophiques ?

- Mais monsieur, interrompis-je, cet Apollonius est réputé parmi nous pour un grand sorcier, et c'est tout le bien qu'on en dit. - Voilà reprit le comte, un des plus admirables effets de l'ignorance et de la mauvaise éducation. Parce qu'on entend faire à sa nourrice des contes de sorciers, tout ce qui se fait d'extraordinaire ne peut qu'avoir le diable pour auteur. Les plus grands docteurs ont beau faire, ils n'en seront pas crus s'ils ne parlent comme nos nourrices. Apollonius n'est pas né d'un homme; il entend le langage des oiseaux; il est vu en même jour en divers endroits du monde; il disparaît devant l'empereur Domitien qui veut le faire maltraiter; il ressuscite une fille par la vertu de l'onomance; il dit à éphèse en une assemblée de toute l'Asie qu'à cette même heure on tue le tyran à Rome. Il est question de juger cet homme, la nourrice dit : " C'est un sorcier. " saint Jérôme et saint Justin le Martyr disent que ce n'est qu'un grand Philosophe ? Jérôme, Justin et nous cabalistes seront des visionnaires, et la femmelette l'emportera. Ah que l'ignorant périsse dans son ignorance, mais vous, mon enfant, sauvez-vous du naufrage "

Quand vous lirez que le célèbre Merlin naquit sans l'opération d'aucun homme, d'une religieuse, fille du roi de la Grande Bretagne et qu'il prédisait l'avenir plus clairement qu'un Tyresi; ne dites pas avec le peuple qu'il était fils d'un démon incube, puisqu'il n'y en eût jamais, ni qu'il prophétisait par l'art des démons, puisque le démon est la plus ignorante de toutes les créatures, suivant la sainte cabale. Dites avec les sages, que la princesse anglaise fut consolée dans sa solitude par un Sylphe qui eut pitié d'elle, qu'il prit soin de la divertir, qu'il sut lui plaire, et que Merlin leur fils fut élevé par le Sylphe en toutes les sciences " apprit de luià faire toutes les merveilles que l'histoire d'Angleterre en raconte."

Ne faites pas non plus l'outrage aux comtes de Clèves de dire que le diable est leur père, et ayez meilleure opinion du Sylphe, que l'histoire dit qui vient à Clèves sur un navire miraculeux traîné par un cygne, qui y était attaché avec une chaîne d'argent. Ce Sylphe, après avoir eu plusieurs enfants de l'héritière de Clèves, repartit un jour en plein midi à la vue de tout le monde sur son navire aérien. Qu'a-t-il fait à vos docteurs, qui les oblige à l'ériger en démon ?"

Mais ménagerez-vous assez peu l'honneur de la Maison de Lusignan ? Et donnerez-vous à vos comtes de Poitiers une généalogie diabolique ? Que direz-vous de leur mère célèbre ? - Je crois, monsieur, interrompis-je, que vous m'allez faire les contes de Mélusine. - Ah si vous me niez l'histoire de Mélusine, reprit-il, je vous donne gagné; mais si vous la niez, il faudra brûler les Livres du grand Paracelse qui maintient en cinq ou six endroits différents qu'il n'y a rien de plus certain que cette Mélusine était une Nymphe; et il faudra démentir vos historiens qui disent que, depuis sa mort ou pour mieux dire depuis qu'elle disparut aux yeux de son mari, elle n'a jamais manqué, toutes les fois que ses descendants étaient menacés de quelque disgrâce ou que quelque roi de France devait mourir extraordinairement, de paraître en deuil sur la grande tour du château de Lusignan qu'elle avait fait bâtir. Vous aurez une querelle avec tous ceux qui descendent de cette Nymphe ou qui sont alliés de sa Maison, si vous vous obstinez à soutenir que
ce fut un diable.

- Pensez-vous, monsieur, lui dis-je, que ces seigneurs aiment mieux être originaires des Sylphes ? - Ils l'aimeraient mieux, sans doute, répliqua-t-il, s'ils savaient ce que je vous apprends et ils tiendraient à grand honneur ces naissances extraordinaires. Ils connaîtraient s'ils avaient quelque lumière de cabale, que cette sorte de génération étant plus conforme à la manière dont Dieu entendait au commencement que le monde se multipliât, les enfants qui en naissent sont plus heureux plus vaillants, plus sages plus renommés et plus bénis de Dieu. N'est-il pas plus glorieux pour ces hommes illustres de descende de ces créatures si parfaites, si sages et si puissantes, que de quelque sale lutin ou de quelque infâme Asmodée ?

- Monsieur, lui dis-je, nos théologiens n'ont garde de dire que le diable soit père de tous ces hommes qui naissent sans qu'on sache qui les met au monde. Ils reconnaissent que le diable est un esprit, et qu'ainsi il ne peut engendrer. - Grégoire de Nice, reprit le comte, ne dit pas cela car il tient que les démons multiplient entre eux comme les hommes. - Nous ne sommes pas de son avis, répliquai-je, mais il arrive, disent nos docteurs, que... - Ah ne dites pas, interrompit le comte, ne dites pas ce qu'ils disent ou vous diriez comme eux une sottise très sale et très malhonnête. Quelle abominable défaite ont-ils trouvée là ? Il est étonnant comme ils ont tous unanimement embrassé cette ordure, et comme ils ont pris plaisir de poster des farfadets aux embûches pour profiter de l'oisive brutalité des Solitaires, et en mettre promptement au monde ces hommes miraculeux dont ils noircissent l'illustre mémoire par une. si vilaine originel Appellent-ils cela philosopher ? Est-il digne de Dieu, de dire qu'il ait cette complaisance pour le démon de favoriser ces abominations, de leur accorder la grâce de la fécondité qu'il a refusée à de grands saints, et de récompenser ces saletés en créant pour ces embryons d'iniquité des âmes plus héroïques que pour ceux qui ont été formés dans la chasteté d'un mariage légitime ? Est-il digne de la religion de dire comme font vos docteurs, que le démon peut par ce détestable artifice rendre enceinte une vierge durant le sommeil sans préjudice de sa virginité; ce qui est aussi absurde que l'histoire que Thomas d'Aquin (d'ailleurs auteur très solide et qui savait un peu de cabale) s'oublie assez lui-même pour conter dans son sixième Quodlibet; d'une fille couchée avec son père, à qui il fait arriver même aventure que quelques rabbins hérétiques disent qui advint à la fille de Jérémie, à laquelle ils font concevoir le grand cabaliste Bensyrah en entrant dans le bain après le prophète. Je jurerais que cette impertinence a été imaginée par quelque...

- Si j'osais, monsieur, interrompre votre déclamation, lui dis-je, je vous avouerais pour vous apaiser qu'il serait à souhaiter que nos docteurs eussent imaginé quelque solution dont les oreilles pures comme les vôtres s'offensassent moins. Ou bien ils devaient nier tout à fait les faits sur quoi la question est fondée.

- Bon expédient, reprit le comte. Eh le moyen de nier des choses constantes ? Mettez-vous en la place d'un théologien à fourrure d'hermine, et supposez que l'heureux Danhuzerus vient à vous comme à l'oracle de sa religion... En cet endroit un laquais vint me dire qu'un jeune seigneur venait me voir. - Je ne veux pas qu'il me voit, dit le comte - Je vous demande pardon, monsieur, lui dis-je, vous jugez bien au nom de ce Seigneur, que je ne puis pas faire dire qu'on ne me voit point : prenez donc la peine d'entrer dans ce cabinet. - Ce n'est pas la peine, dit-il, je vais me rendre invisible. - Ah monsieur, m'écriai-je, trêve de diablerie (s'il vous plaît) je n'entends pas raillerie là-dessus. - Quelle ignorance, dit le comte en riant et haussant les épaules, de ne savoir pas, que pour être invisible il ne faut que mettre devant soi le contraire de la lumière Il passa dans mon cabinet et le jeune seigneur entra presqu'en même temps dans ma chambre; je lui demandai pardon et je ne lui parlai pas de mon aventure.