1er entretien sur les sciences secrètes

Devant Dieu Soit l'âme de M, le comte de Gabalis, que l'on vient de m'écrire, qui est mort d'apoplexie. Messieurs les curieux ne manqueront pas de dire que ce genre de mort est ordinaire à ceux qui ménagent mal les secrets des Sages, et que depuis que le bienheureux Raymond Lulle en a prononcé l'arrêt dans son testament, un ange exécuteur n'a jamais manqué de tordre promptement le col à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les Mystères Philosophiques.

Mais qu'ils ne condamnent pas légèrement ce savant homme, sans être éclaircis de sa conduite. Il m'a tout découvert, il est vrai; mais il ne l'a fait qu'avec toutes les circonspections cabalistiques. Il faut rendre ce témoignage à sa mémoire, qu'il était grand zélateur de la religion de ses pères les Philosophes, et qu'il eût souffert le feu plutôt que d'en profaner la sainteté, en s'ouvrant à quelque prince indigne, à quelque ambitieux ou à quelque incontinent trois sortes de gens excommuniés de tout temps par les Sages. Par bonheur je ne suis pas prince, j'ai peu d'ambition, et on verra dans la suite que j'ai même unêus de chasteté qu'il n'en faut à un Sage. Il me trouva l'esprit docile, curieux, peu timide; il ne me manque qu'un peu de mélancolie pour faire avouer à tous ceux qui voudraient blâmer M, le comte de Gabalis de ne m'avoir rien caché, que j'étais un sujet assez propre aux Sciences secrètes. Il est vrai que sans mélancolie on ne peut y faire de grands progrès : mais ce peu que j'en ai n'avait garde de le rebuter. Vous avez (m'a-t-il dit cent fois) Saturne dans un angle, dans sa maison, et rétrograde; vous ne pouvez manquer d'être un jourêmélancolique qu'un Sage doit l'être; car le plus ê tous les hommes (comme nous le savons dans la Cabale) avait comme vous, Jupiter dans l'Ascendant, cependant on ne trouve pas qu'il ait ri une seule fois en toute sa vie, tant l'impression de son saturne était puissante; quoiqu'il fut beaucoup plus faible que le vôtre.

C'est donc à mon Saturne, et non pas à M. le comte de Gabalis, que messieurs les curieux doivent s'en prendre, si j'aime mieux divulguer leurs secrets que les pratiquer. Si les astres ne font pas leur devoir, le Comte n'en est pas cause; et si je n'ai pas assez de grandeur d'âme pour essayer de devenir le maître de la Nature, de renverser les Eléments d'entretenir les Intelligences suprêmes de commander aux êe;mons, d'engendrer les géants, de créer de nouveaux mondes, de parler à Dieu dans son trône redoutable et d'obliger le Chérubin, qui défend l'entrée du paradis terrestre, de me permettre d'aller faire quelques tours dans ses allées : c'est moi tout au plus qu'il faut blâmer ou plaindre; il ne faut pas pour cela insulter à la mémoire de cet homme rare, et dire qu'à est mort pour m'avoir appris toutes ces choses. Est-il impossible que, comme ces armes sont journalières, il ait succombé dans quelque combat avec quelque lutin indocile? Peut-être qu'en parlant à Diê le trône enflammé il n'aura pu se tenir de le regarder en face; or il est écrit qu'on ne peut le regarder sans mourir. Peut-être n'est il mort qu'en apparence sêla coutume des Philosophes, qui font semblant de mourir en un lieu, et se transplantent en un autre. Quoi qu'il en soit, je ne puis croire que la manière dont il m'a confié ses trésors mérite châtiment. Voici comme la chose s'est passée.

Le sens commun m'ayant toujours fait soupçonner qu'il y a beaucoup de vide en tout ce qu'on appelle Sciences secrètes, je n'ai jamais été tenté de perdre le temps à feuilleter les livres qui en traitent : mais aussi ne trouvant pas bien raisonnable de condamner, sans savoir pourquoi, tous ceux qui s'y adonnent, qui souvent sont gens sages d'ailleurs, savants la plupart, et faisant figure dans la robe et dans l'épée; je me suis avisé(pour éviter d'être injuste et pour ne me point fatiguer êecture ennuyeuse) de feindre d'être entêté de toutes ces Sciences,êous ceux que ê apprendre qui en sont touchés. j'ai d'abord eu plus de succès que je n'en avais même espéré. Comme tous ces
messieurs, quêystérieux et quelque réservés qu'ils se piquent d'être, ne demandent pas mieux que d'étaler leurs imaginatiê les nouvelles découvertes qu'ils prétendent avoir faites dans la Nature, je fus en peu de jours confident des plus considérables d'entre eux; j'en avais toujours quelqu'un dans mon cabinet, que j'avais à dessein garni de leurs plus fantasques auteurs. . Il ne passait point de savant étranger que je n'en eusse avis; en un mot, à la science près je me trouvai bientôt grand personnage. J'avais pour compagnon des princes, des grands seigneurs, des gens de robe, de belles dames, des laides aussi; des docteurs des prélats des moines, des nonnains, enfin des gens de toute espèce. Les uns en voulaient aux anges, les autres au diable, les autres .à leur génie, les autres aux Incubes les autres à la guérison de tous maux, les autres aux astres, les autres aux secrets de la Divinité, et presque tous à la Pierre Philosophale.

Ils demeuraient tous d'accord que ces grands secrets, et surtout la Pierre Philosophale, sont de difficile recherche et que peu de gens les possèdent? Mais ils avaient tous en particulier assez bonne opinion d'eux-mêmes, pour se croire du nombre des élus. Heureusement les. plusêants attendaient alors. Avec impatience l'arrivée d'un Allemand grand seigneur et grand cabaliste, de qui les terres sont vers .les frontières de Pologne. Il avait promis par lettres aux Enfants des Philosophes, qui sont à Paris, de venir les visiter et de passer en France allant en Angleterre J'eus la commission de faire réponse à la lettre de ce grand homme, je lui envoyais la figure de ma nativité', afin qu'il jugeât si je pouvais aspirer à la suprême sagesse. Ma figure et ma lettre furent assez heureuses pour l'obliger &aême faire l'honneur de me répondre que. je serais un des premiers qu'il verrait à Paris; et que si le ciel ne s'y opposait, il ne tiendrait pas à lui que je n'entrasse dans la société des Sages.

Pour ménager mon bonheur, j'entretins avec l'illustre Allemand un commerce régulier. Je lui proposais de temps en temps de grands doutes, autant raisonner que je le pouvais sur les nombres de Pythagore, sur les visions de saint Jean, et sur le premier chapitre de la Genèse. La grandeur des matières le ravissait, il m'écrivait des merveilles inouïes, et je vis bien que j'avais affaire à un homme de très vigoureuse et très spacieuse imagination. J'en ai soixante ou quatre-vingts lentes d'un style si extraordinaire, que je ne pouvais plus me résoudre à lire autre chose, dés que j'étais seul dans mon cabinet.

J'en admirais un jour une des plus sublimes quand je vis entrer un homme de très bonne mine qui, me saluant gravement, me dit en langue française et en accent étranger : " Adorez, mon fils, adorez le très bon et le très grand Dieu des sages, et ne vous enorgueillissez jamais de ce qu'il vous envoie un des enfants de sagesse pour vous associer à leur Compagnie et pour vous faire participant des merveilles de Sa Toute Puissance. " . La nouveauté de la salutation m'étonna d'abord, et je commençais à douter pour la première fois si l'on n'a pas quelquefois des apparitions : toutefois me rassurant du mieux que je pus, et le regardant le plus civilement que la petite peur que j'avais me le put permettre. . - Qui que vous soyez, lui dis-je, vous de qui le complurent n'est pas de ce monde, vous me faites beaucoup d'honneur de venir me rendre visite : mais agréez, s'il vous plaîîvant que d'adorer le Dieu des Sages, je sache de quels Sages, et de quel Dieu vous parlez et si vous l'avez agréable, menez-vous dans ce fauteuil et donnez-vous la peine de me dire quel est ce Dieu, ces Sages, cette compagnie, ces merveilles de toute puissance, et après ou devant tout cela à quelle espèce de créature j'ai l'honneur de parler.

- Vous me recevez très sagement, monsieur, reprit-il en riant et prenant le fauteuil que je lui présentais, vous me demandez d'abord de vous expliquer des choses que je ne vous dirai pas aujourd'hui s'il vous plaît. Leîment que je vous ai fait sont les paroles que les Sages disent à l'abord de ceux à qui ils ont résolu d'ouvrir leur cœur et de découvrir leurs -mystères. J'ai cru qu'étant aussi savant que vous m'avez paru dans vos lettres, cette salutation ne vous serait pas inconnue, et que c'était le plus agréable compliment que pouvait faire le comte de Gabalis.

- Ah monsieur, m'écriais-je me souvenant que j'avais un grand rôle à jouer, comment me rendrai-je digne de tant de bonté ? Est-il possible que le plus grand de tous les hommes soit dans mon cabinet et que le grand Gabalis m'honore de sa visite ?

- Je suis le moindre des Sages, repartit-il d'un air sérieux, et Dieu qui dispense les lumières de sa Sagesse avec le poids et la mesure qu'il plaît à souveraineté, ne m'en a fait qu'une part très petite en comparaison de ce que j'admire avecétonnement en mes compagnons. J'espère que vous pourrez les égaler quelque jour, si j'ose en juger par la figure de voue nativité, que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer : mais vous voulez bien que je me plaigne à vous monsieur, ajouta t'il en riant de ce que vous m'avez pris d'abord pour un fantôme.

Ah ! non pas pour un fantôme, lui dis-je, mais je vous avoue, monsieur, que me souvenant tout à coup de ce que Cardan 6 raconte que son père fut un jour visité dans son étude par sept inconnus vêtus de diverses couleurs, qui lui tinrent des propos assez bizarres de leur nature et de leur emploi... - Je vous entends, interrompit le comte, c'était des Sylphes dont je vous parlerai quelque jour, qui sont une espèce de substances aériennes, qui viennent quelquefois consulter les Sages sur les livres d'Averroès qu'elles n'entendent que trop bien. Cardan est un étourdi d'avoir publié cela dans ses subtilités; il avait trouvé ces mémoires-là dans les papiers de son pire, qui était un des nôtres; et qui, voyant que son fils était naturellement babillard ne voulut lui rien apprendre de grand et le laissa amuser à l'astrologie ordinaire, par laquelle il ne sut prévoir seulement que son fils serait pendu. Ce fripon est cause que vous m'avez fait l'injure de me prendre pour un Sylphe. - Injure ? repris-je. Quoi monsieur, serais-je assez malheureux pour... - Je ne m'en fâche pas, interrompit-il, vous n'êtes pas obligé de savoir que tous ces esprits élémentaires sont nos êes; qu'ils sont trop heureux, quand nous voulons nous abaisser à les instruire et que le moindre de nos Sages est plus savant et plus puissant que tous ces petits messieurs-là. Mais nous parlerons de tout cela quelque autre fois; il me suffit aujourd'hui d'avoir eu la satisfaction de vous voir. Tâchez mon fils de vous rendre digne de recevoir les lumières cabalistiques; l'heure de votre régénération est arrivée, il ne tiendra qu'à vous d'être une nouvelle créature. Priez ardemment Celui qui seul à la puissance de créer des cœurs nouveaux, de vous en donner un qui soit capable des grandes choses que j'ai à vous apprendre, et de m'inspirer de ne vous tien taire de nos mystères. Il se leva alors et m'embrassant sans me donner le loisir de lui répondre : - Adieu, mon fils poursuivit-il, j'ai à voir nos compagnons qui sont à Paris, après quoi je vous donnerai de mes nouvelles. Cependant, veilliez, priez, espérez et ne parlez pas.

Il sortit de mon cabinet en diront cela. je me plaignis de sa courte visite en le reconduisant, et de ce qu'il avait la cruauté de m'abandonner si tôt après m'avoir fait entrevoir une étincelle de ses lumières. Mais m'ayant assuré de fort bonne grâce que je ne perdrais rien dans l'attente, il monta dans son carrosse, et me laissa dans une surprise que je ne puis exprimer. Je ne pouvais croire à mes propres yeux ni à mes oreilles : Je suis sûr, disais-je, que cet homme est de grande qualité, qu'il a cinquante mille livres de rentes de patrimoine; il paraît d'ailleurs fort accompli. Peut-il s'être codé de ces folies-là ? Il m'a parlé de ces Sylphes fort cavalièrement. Serait-il sorcier en effet, et me serais-je trompé jusqu'ici en croyant qu'il n'y en a plus ? Mais aussi s'il est des sorciers, sont-ils aussi dévots que celui ci paraît l'être ?

Je ne comprenais rien à tout cela; je résolus pourtant d'en voir la fin; quoi que je prévisse bien qu'il y aurait quelques sermons à essuyer, et que le démon qui l'agitait était grandement moral et prédicateur.