Ruminations zététiques sur le scepticisme et les anomalies en Science

Truzzi, MarcelloTruzzi, Marcello: Zetetic Scholar, n° 12/13, 7-20, 1987

A propos du zététisme

Lorsque j'ai adopté pour la 1ʳᵉ fois le terme de zététique pour trouver un nom original à une lettre d'information privée traitant des perspectives scientifiques sur les anomalies, j'ai pensé que ce terme archaïque serait susceptible d'éviter la controverse. C'était il y a 11 ans de cela et était principalement le résultat de ma recherche d'un terme pour remplacer le titre d'origine, Explorations, à propos duquel certains de mes lecteurs objectaient qu'il avait déjà été adopté par d'autres publications. La signification dans le dictionnaire de zététique était simplement "investigation sceptique", et la dernière utilisation moderne du terme avait été celle de la Société de la Terre Plate au 19ème siècle. Mais ce qui commença comme un qualificatif non controversé émergea bientôt dans mon esprit comme peut-être le qualificatif le plus controversé de tous. Par chance — certains diront synchronicité — je suis tombé sur quelque chose de maintenant très significatif pour moi, car j'ai trouvé en cherchant le terme qu'il décrit et forme à la fois bien mon orientation actuelle face aux anomalies.

Le terme zététique (à la fois un nom et un adjectif) fut appliqué pour la 1ʳᵉ fois aux disciples du philosophe skeptique grec Pyrrhon de Ellis (ca. 365-275 B.C.). Pyrrhon préconisait la suspension du jugement sur les faits, que nous devrions être sans croyances, désenclins à adopter une position ou une autre, et ferme dans cette attitude s1Stough, C. L., 1969. Greek Skepticism: A Study in Epistemology. Berkeley: University of California Press,: 26 n. 23. Mais, comme Richard H. Popkin l'a remarqué, le pyrrhonisme ne devrait pas être confondu avec le scepticisme académique qui émane des déclarations de Socrate selon lesquelles Toute ce que je sais, c'est que je ne sais rien, le point de vue selon lequel aucune connaissance ne peut être certaine. Les zététiciens adoptent une position plus modérée. Comme Popkin le met en avant dans son histoire du scepticisme :

Les pyrrhoniens considéraient que les dogmatiques et les académiques affirmaient trop, un groupe disant "Quelque peut être connu", et l'autre disant que "Rien ne peut être connu". Au lieu de cela, les pyrrhoniens proposaient de suspendre le jugement sur toutes les questions sur lesquelles il semblait y avoir des éléments contradictoires, y compris la question de savoir si quelque chose peut être ou non connu... Les sceptiques pyrrhoniens ont essayé d'éviter se s'impliquer sur toutes sortes de guestions, y compris celle de savoir sur leurs arguments étaient bons. Le scepticisme pour eux était une capacité, ou attitude mentale, à opposer les éléments pour et contre sur toute question qui n'était pas évidente, de sorte qu'on devait suspendre son jugement sur la question... Le scepticisme était un remède à la maladie nommée Dogmatisme ou témérité. Mais contrairement au scepticisme académique, qui arrivait à une conclusion négative à partir de ses doutes, le scepticisme pyrrhonien ne faisait pas de telle affirmation, disant simplement que le scepticisme est une purge éliminant tout y compris lui-même. Le pyrrhonien, alors, vit de manière non dogmatique, suivant ses inclinaisons naturelles, les apparences dont il est conscient, et les lois et coutumes de sa société, sans jamais s'impliquer lui-même dans aucun jugement sur elles s2Popkin, Richard H., 1979. The History of Skepticism from Erasmus to Spinoza. Berkeley: University of California Press: xv.

En bon zététicien, je reste incertain quant à l'exactitude ultime de cette perspective, mais en tant que scientifique au travail, je trouve que sa fonction pratique d'éviter le dogmatisme est des plus précieuses. C'est-à-dire que cette orientation est heuristique en ce qu'elle met l'accent sur les questions plutôt que les réponses. Elle correspond à ce que Gunter s3Gunter, Peter A.Y., 1980. "The History of Science: Warts and all", Southwestern Journal of Philosophy, 11, 7-24 a appelé la science de "Livre d'histoires" (si ce n'est celle réellement pratiquée) tandis qu'elle évite de confondre les buts de la méthode scientifique avec le contenu sustantif actuel de la science. Mais peut-être plus important que tout, je trouve cette forme de scepticisme congruente avec le faillabilisme des philosophies modernes de la science et avec l'injonction de Charles Sanders Peirce que le premier devoir du scientifique-philosophe est de ne rien faire qui puisse bloquer la recherche s4Peirce, Charles Sanders, 1966. "The First Rule of Reason", in C. Hartshorne and P. Weiss, editors, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Vol. 1: Principles of Philosophy, Cambridge, Mass.: Harvard University Press: 56.

Malheureusement, le terme "sceptique" aujourd'hui est utilisé par nombre de ceux qui adoptent ce qualificatif pour eux-mêmes de manière trompeuse. Pour beaucoup, il est faussement équivalent avec le terme de "rationaliste". La signification du terme dans le dictionnaire indique qu'un sceptique est celui qui lève des doutes. Ainsi le mot vise à refléter la non-croyance plutôt que la négation. Mais lorsque nous regardons ceux qui trompettent être sceptiques face aux affirmations d'anomalies, nous trouvons des dénégateurs et des démonteurs plutôt que ceux qui expriment incertitude et doute. Les "sceptiques" publics d'aujourd'hui nous présentent des réponses plutôt que des questions. Comme le philosophe W.V. Quine (lui-même, ironiquement, un de ces "sceptiques" publics modernes) a bien fait la distinction :

Il est important de faire la distinction entre dénégation et non-croyance — entre croire qu'une phrase est fausse et simplement ne pas croire qu'elle est vraie. La dénégation est un cas de croyance ; croire qu'une phrase est fausse est croire vraie la négation de la phrase. Nous nions qu'il y ait des fantômes ; nous croyons qu'il n'en existe pas. La non-croyance est un état de jugement suspendu ; ni croire la phrase vraie, ni croire qu'elle est fausse s5Quine, W. V. O., & Ullian, J.S., 1978. The Web of Belief. New York: Random House: 12.

Bien sûr, rien de ceci ne vise à suggérer que la dénégation est toujours dans l'erreur ou qu'il n'y a aucun bunk qui nécessite d'être démonté. Je ne vais que mettre en avant que la dénégation ne devrait pas être confondue avec le scepticisme et la non-croyance. Cette confusion est loin d'être un problème nouveau, et James H. Hyslop — qui ne serait sûrement pas d'accord avec Quine sur les fantômes — remarquais la confusion dans un article de 1909 du Journal of the American Society for Psychical Research lorsqu'il écrivit :

L'homme moyen aujourd'hui pense être sceptique parce qu'il ne croit pas à une allégation donnée. Le fait est que le scepticisme n'est pas la non-croyance au sens de dénégation ni au sens d'être opposé à une croyance donnée, mais c'est une ignorance critique. Peu d'hommes montrent cette caractéristique. Ils ont trop honte de contester ce dont ils ne savent rien. Le public a adopté cette attitude d'esprit qu'il appelle scepticisme, mais qui n'est plus ou moins rien d'autre qu'un dogmatisme se cachant sous de faux atours. Il pense que la croyance est la seule chose qui peut être partiale et n'imagine pas que la contestation peut être partiale, et en fait que la partialité de la contestation n'est pas seulement moins justifiable, mais bien pire que la partialité de la croyance. Elle n'a pas de base sur lequel se reposer hormis la croyance. Mais les gens en sont venus à penser que la contestation ou le doute est une marque d'intelligence, alors qu'en faut le véritable scepticisme est bien plus proche d'une marque d'ignorance. Le véritable scepticisme veut dire que nous ne savons pas, pas qu'une chose n'est pas vraie. Savoir une chose n'est pas vraie relève de la connaissance, pas du doute, et par conséquent est sujet à la partialité. Elle est à son pire lorsqu'elle parade comme un étudiant arrogant de la vérité et qu'en fait elle ne fait qu'essayer de la contester. L'esprit moyen suppose que la croyance disqualifie un homme d'étudier un problème et que la seule personne qui peut l'investiguer est l'homme qui n'a aucune croyance à son sujet. Si celui qui doute n'a pas d'opinions et n'est pas biaisé par ses propres préjugés, et s'il n'a pas un intérêt à une théorie adverse, il est vrai qu'il pourrait être mieux qualifié que le croyant pour enquêter, mais la majorité de ceux qui paradent comme sceptiques en la matière ont généralement leur propre théorie à soutenir contre ce qu'ils déclarent ne pas croire, et par conséquent sont tout aussi partiaux que le croyant méprisé... L'ouverture d'esprit est le seul scepticisme qui peut prétendre à une immunité contre le préjudice s6Hyslop, James H., 1909. "The Bias of Skepticism", Journal of the American Society for Psychical Research, 3, 1-35: 29-30.

Bien que Hyslop ait attiré notre attention sur cette confusion il y a 75 ans de cela, la plupart des chercheurs sur les anomalies, au lieu d'observer cette distinction entre non-croyance et réfutation, semblent avoir accepté la définition propre aux critiques d'eux-mêmes en tant que sceptiques en tant que tels se sont constamment référé à eux, à tort. Ceci à débouché sur une polarisation particulièrement artificielle entre croyants et réfuteurs, représente mal les options comme la réalité des opinions tenues, et nous rend nous zététiciens — les véritables sceptiques — soit invisibles, soit forcés de choisir son camp ou d'être considéré comme "l'ennemi" par les 2 côtés.

Dans sa discussion maintenant classique de la structure normative de la science, Robert K. Merton a inclus le scepticisme organisé avec l'universalisme, le communisme et le désintéressement parmi les impératifs institutionnels de la science s7Merton, Robert K., 1973. The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations (edited by Norman W. Storer). Chicago: University of Chicago Press: 270. Il y fait référence comme étant la suspension temporaire du judgement et l'examen détaché des croyances en termes de critères empiriques et logiques, puis met en avant que cette pratique pourrait entrer en conflit avec d'autres attitudes face aux mêmes données qui se sont cristallisées et ont souvent été ritualisées par d'autres institutions s8Merton, Robert K., 1973. The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations (edited by Norman W. Storer). Chicago: University of Chicago Press: 277. Je vous suggèrerais que ce conflit intervient aussi entre une partie et une autre de la communauté scientifique. Avec le développement de nos institutions scientifiques, cela devient un problème interne comme externe. Et ces institutions s'étant intégrées dans d'autres institutions, les intérêts acquis et préoccupations non-scientifiques (comme le contrôle des ressources économiques) se développe. Et je suggère qu'à mesure que la science grandit en ce qu'on appelle la "grande science", la norme du scepticisme organisé commence à entrer souvent en conflit avec la norme de désintéressement. Ceci peut mener à des tentatives, par les défenseurs de la majorité du point de vue "orthodoxe", de tenter simplement de discréditer plutôt que de réfuter les points de vue d'une minorité concurrente (en particulier les déclarations de francs-tireurs), et ceci résulte en ce que Ray Wyman (1980) a désigné comme une forme de "/science pathologique".

Comme Thomas S. Kuhn s9Kuhn, T. S., 1977, The Essential Tension, Chicago: University of Chicago Press l'a décrit, il y a une "tension essentielle" en science en ce qu'elle doit d'un côté préserver la connaissance qu'elle a accumulé en agissant avec prudence et conservatisme et de l'autre rester un système ouvert prêt à accueillir en son sein de nouvelles données et concepts potentiellement révolutionnaire. Cet équilibre est maintenu à travers un certain nombre de prescriptions méthodologiques qui rendent difficile, mais pas impossible pour le prétendant d'une anomalie d'obtenir l'acceptation de son affirmation. Tout d'abord, la science place la charge de la preuve sur celui qui affirme. Ensuite, la preuve d'une affirmation doit être dans un certain sens proportionnelle au caractère de l'affirmation. Ainsi, une affirmation extraordinaire nécessite une preuve "extraordinaire" (c'est-à-dire plus forte que d'habitude). Cette dernière prescription semble liée à la règle de parcimonie en science qui indique que l'explication adéquate la plus simple est celle à accepter.

Maintenant je voudrais attirer votre attention sur le fait que ces règles plutôt conservatrices pour prouver les affirmations extraordinaires signifient qu'une affirmation soutenue de manière inadéquate résulte en une simple non-acceptation de l'affirmation. La preuve est, alors, une question de degré, et ne pas avoir suffisamment de résultats chez un prétendant ne satisfaisant pas à la charge de la preuve. Cela ne signifie pas une réfutation de l'affirmation. La preuve n'est pas suffisamment substantielle, et l'affirmation n'est pas acceptée plutôt que réfutée. On demande au prétendant, en effet, de, soit abandonner, soit retourner chercher des éléments et arguments plus solides pour un possible jour prochain à la cour de la science. En pratique, un fait non prouvé est un non-fait. La science suppose le négatif à propos des affirmations non prouvées ; elle donne à ces affirmations une priorité faible et une probabilité faible et les ignore. La science étant essentiellement descriptive (cérant des explications à travers des généralisations d'abstractions à partir de faits assurés), elle est pas prescriptive s10Taylor, F. Sherwood, 1963. A Short History of Science and Scientific Thought. New York: W.W. Norton: 342. La science peut parler du hautement improbable ; elle ne peut pas parler correctement de l'impossible. Mais en pratique, le hautement improbable est traité comme supposé impossible. Travailler sur une machine à mouvement perpétuel est presque certainement une perte de temps, mais une fois que nous le jugeons comme une perte de temps absolue, nous fermons la porte à cette recherche et violons l'équilibre de la "tension essentielle" et désobéissons à l'injonction de Peirce en bloquant la recherche. Le scientifique qui travaille sur une machine à mouvement perpétuel pourrait en avoir pour vraiment longtemps et pourrait faire de la science stupide, mais il ne s'agit pas nécessairement de fausse science ou de pseudoscience.

La communauté scientifique fixant ses priorités sur la base des notions de retours probables et d'importance des problèmes, le prétendant d'une d'une anomalie non prouvée en aura pour longtemps et est peu susceptible d'obtenir des ressources déjà rares. Et l'idée ou l'anomalie non prouvée pourrait être, et est généralement, ignorée ou traitée comme si elle était une idée fausse. Donc, je suggèrerais que cela autorise en fait une tolérance plus grande qu'il n'en est habituellement accordée aux prétentions de l'extraordinaire. Si nous avons réellement foi dans les règles scientifiques et dans les mécanismes d'autocorrection de la science, nous ne devrions pas avoir peur d'idées inhabituelles à faible probabilité ou même folles. Nous n'avons pas besoin de réfuter une idée pour l'écarter : nous avons simplement besoin de montrer son échec à porter la charge de la preuve. De plus, je suggèrerais que le souci de discréditer plutôt que de réfuter des affirmations montre en fait un manque de confiance dans le système d'adjudication normal de la science. Tout comme un système judiciaire correct ne requiert pas de garde-fous, un processus adjudication scientifique correct n'a pas besoin d'une inquisition extra-scientifique supplémentaire pour nous protéger d'une prétendue pseudoscience et de ce qu'on appelle l'irrationalité.

Le scepticisme organisé en science est une épée à 2 tranchants. Il nous permet de questionner l'orthodoxie comme la non-orthodoxie. Son fonctionnement correct dépend de notre tolérance et de notre capacité à vivre avec un certain degré d'incertitude et de dissonance dans nos rangs. Robert K. Merton a parlé de l'ambivalence sociologique incluse dans nos rôles sociaux s11Merton, Robert K., 1976. Sociological Ambivalence and Other Essays. New York: Free Press. Le conflit produit par le besoin de la science à la fois de conservatisme et d'ouverture — ce que Kuhn décrit comme créant la "tension essentielle" adaptée à la science — nécessite le scepticisme organisé (partie intégrante de la science et produisant son schéma de changement autocorrectif que la plupart d'entre nous considère comme étant le progrès) qui contribue grandement à cette ambivalence. La tension a aussi été caractérisée comme la lutte pour éviter les types de ce que les statisticiens désignent comme les erreurs de type 1 et type 2. Nous ne souhaitons pas conclure que quelque chose d'anormal est là lorsqu'elle ne l'est pas, mais nous ne voulons pas non plus passer devant une anomalie, un signal faible au milieu de beaucoup de bruit s12Truzzi, M.: 1979a. "Editorial [Type I and Type II Errors re the Paranormal]", Zetetic Scholar, n° 3/4, p. 2 s13Truzzi, M.: 1979b. "Discussion: On the Reception of Unconventional Scientific Claims", in Seymour H. Mauskopf, editor, The Reception of Unconventional Science AAAS Selected Symposium 25, Boulder, Colorado: Westview Press. pp. 125-137.

La plupart de mes collègues critiques des anomalies ont caractérisé leur approche plus sévère et orientée démontage comme représentant la "ligne dure" du scepticisme tandis que mon zététisme est décrit comme une variété plus "douce". Je pense que cela ne représente pas correctement la réalité de nos différences. Le public est de fait souvent induit en erreur, et nous avons besoin de leur présenter des visions critiques pour équilibrer celles des partisans. Les bêtises doivent être démontées ; la fraude doit être révélée ; l'erreur doit être corrigée ; et la véritable pseudoscience — qui existe bel et bien — doit être montrée pour ce qu'elle est. Mais la fraude, l'erreur ou même la pseudoscience ont toutes existé dans la science ordinaire, c'est-à-dire au sein de la science légitime, orthodoxe. Et beaucoup de ce qui est qualifié de "pseudoscience" n'en est en fait pas, la plupart de ce qu'on appelle pseudoscience consistant en des programmes de recherche scientifique (ce que j'ai appelé les protosciences) appliqués pour investiguer des sujets non-orthodoxes ou controversés s14Truzzi, M., 1972. "Definitions and Dimensions of the Occult: Towards a Sociological Perspective", Journal of Popular Culture, 5, 635-646 s15 Truzzi, M.: -----, 1977. "From the Editor: Parameters of the Paranormal", The Zetetic (now The Skeptical Inquirer), 1, 2, 4-8. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui font de la science un ensemble de contenu ; pour moi, la science reste avant tout une méthode. Une science étudiant les licornes pourrait (et si elle est bien menée, devrait probablement) trouver que les licornes n'existent pas : mais la recherche de licornes peut être menée de manière scientifique. Les critiques oublient qu'une personne n'a pas à croire aux PES pour être parapsychologue ou aux ovnis pour être ufologue. Une partie de ce que fait la science est de déterminer si des variables existent ou non ; donc dans cette mesure, une science peut avoir "rien" comme sujet d'étude.

La raison pour laquelle la zététique pourrait sembler adopter une ligne critique plus douce pourrait n'être pas tant un point de vue moins critique de l'extraordinaire qu'une vision plus critique de l'ordinaire avec lequel il contraste. Ceux qui sont prompts à qualifier la parapsychologie de pseudoscience feraient bien de regarder de plus près les sciences sociales en général. Ceux qui rient de l'implausibilité d'un plésiosaure possible dans le Loch Ness devraient jeter un œil de près aux arguments et éléments mis en avant pour le Big Bang ou les trous noirs. Ceux qui pensent qu'il est déraisonnable d'enquêter sur les signalements d'objets volants non-identifiés feraient sans doute bien d'examiner avec attention les arguments et éléments avancés par ceux qui promeuvent les tentatives actuelles de contacter une intelligence extraterrestre supposément présente dans d'autres systèmes stellaires. Ceux qui se plaignent du statut non-scientifique de conseillers voyants devraient vouloir examiner le statut scientifique de la psychothérapie orthodoxe et faire des comparaisons scientifiques véritables. Ceux qui ricanent de faux prophètes parmi nous pourraient tout aussi bien examiner les pronostiqueurs en économie et en sociologie soutenant des positions officielles en tant que "prévisionnistes scientifiques". Ceux qui s'inquiètent des horoscopes des journaux et de leur influence feraient bien de regarder ce que font les soi-disant "véritables" professions d'aide. Le scientifique qui prétend être un véritable sceptique, un zététicien, voudra investiguer empiriquement les affirmations de l'Association Médicale Américaine tout autant que celles d'un guérisseur par la foi ; et, plus important, il devrait vouloir comparer les résultats empiriques des 2 avant d'en défendre un et de condamner l'autre.

La posture sceptique du scientifique, suggéré-je, est une que T. H. Huxley qualifia d'agnosticisme. Aujourd'hui, ce terme est généralement considéré comme faisant référence à une orientation envers la question de l'existence d'une déité. Mais lorsque Huxley a mis le terme en avant pour la 1ère fois, il y voyait une signification bien plus générale. Et — notez une morale pour aujourd'hui — le terme visait à éviter les dogmes des rationalistes comme des religieux ; dans la Société Métaphysique de 1889. Huxley a écrit:

L'agnosticisme en fait, n'est pas une croyance, mais une méthode, dont l'essence réside dans l'application rigoureuse d'un principe simple : Ce principe est très ancien... c'est l'axiome fondamental de la science moderne. Positivement le principe pourrait être exprimé : En matière d'intellect, suivez votre raison aussi loin qu'elle vous mènera, sans égard pour toute autre considération. Et négativement, en matière d'intellect, ne prétendez pas certaines des conclusions qui ne sont ni démontrées ni démontrables. Pour moi la foi agnostique est que, which si un homme reste entier et undefiled, il ne devra pas être honteux de regarder l'univers en face, quoi que le futur puisse avoir en magasin pour lui s16Huxley, Thomas H., 1889. "Agnosticism," in his Science and Christian Tradition: Essays. New York: D. Appleton & Co., 1901. pp. 209-262.

Huxley reconnu qu'une telle tolérance était un idéal et pas quelque chose qu'il fut toujours capable de mettre en pratique, puisque continuant en disant :

Les résultats de la mise en œuvre du principe agnostique varieront selon la connaissance et la capacité individuelle, et selon la condition générale de la science. Que ce qui n'est pas prouvé aujourd'hui pourrait être prouvé à l'aide de nouvelles découvertes demain. Les seuls points négatifs fixés seront ces négations qui débouchent de la limitation démontrable de nos facultés. Et la seule obligation acceptée est d'avoir l'esprit toujours ouvert à la conviction. Les agnostiques qui n'échoueront jamais à appliquer leurs principes sont, j'en ai peur, aussi rares que d'autres gens dont la même cohérence peut être véritablement prédite. Mais si vous deviez rencontrer un tel phénix et lui dire que vous aviez découvert que 2 + 2 = 5, il vous demanderait patiemment d'indiquer vos raisons pour cette conviction et exprimerait sa promptitude à s'accorder avec vous s'il les trouve satisfaisantes. L'injonction apostolique de "suffer fools gladly" devrait être la règle de vie d'un véritable agnostique. Je suis profondément conscient de combien je suis moi-même loin de cet idéal, mais c'est là ma conception personnelle de ce que les agnostiques devraient être s17Huxley, Thomas H., 1889. "Agnosticism," in his Science and Christian Tradition: Essays. New York: D. Appleton & Co., 1901. pp. 209-262.

Comme Huxley, je pense qu'il s'agit d'un bon idéal à défendre pour le scientifique, mais cela reste difficile à mettre en pratique. Je le modifie donc quelque peu. Je soutiens que tout(e) scientifique a un droit sur ses propres priorités. Ainsi, lorsqu'un dingue supposé vous approche avec une idée folle, je ne pense pas que votre devoir est d'écouter et de l'évaluer. Vous avez tout à fait le droit de simplement dire que vous êtes trop occupé ou d'ignorer de tels prétendants. Le prétendant n'a pas un droit sur votre temps. Mais je soutiens que si une écoute est accordée, il devrait s'agir d'une écoute honnête et ouverte basée sur la consideration des arguments et des éléments présentés. Et si les arguments et éléments avancés ont quelques mérites, même s'ils ne sont pas suffisant pour porter la charge de la preuve, nous devrions être prompts à accepter ces mérites tout en ne parvenant toujours pas à accepter (plutôt que nécessairement réfuter) l'affirmation. Nous devons nous souvenir que la preuve est toujours une question de degré, et n'est généralement pas écrasante. Et nous devons être prompts à admettre que même si nous rejetons beaucoup d'éléments et d'arguments, qu'il peut y avoir des "choses restant inexpliquées" qui souvent ne peuvent pas être facilement écartées. Plus que tout, nous devons nous souvenir que le but de la science est d'expliquer plutôt que de se débarasser des phénomènes. Le scepticisme devrait chercher à être constructif, à faire avancer la science, plutôt que purement destructif et peut-être par là-même bloquer la recherche.

Maintenant que nous avons considéré certaines des caractéristiques du scepticisme en science, laissez-moi me tourner maintenant vers le sujet des anomalies.

A propos des anomalies

La définition du dictionnaire d'une anomalie en tant que déviation de la règle commune ou quelque chose qui dévie trop de la variation normale est plutôt vague et quelque peu trompeuse en ce que cette définition correspond aussi à "irrégularité' ou "anormalité". Tel qu'il est couramment usité dans la littérature se préoccupant des anomalies, le terme souligne qu'une anomalie est quelque chose d'inexpliqué. Une anomalie est quelque chose qui n'est pas couverte par nos généralisations actuelles sur la manière dont le monde fonctionne. C'est quelque chose d'étrange et inexpliqué. En regardant l'usage du terme dans la littérature, il devient assez multidimensionnel et relève plus d'un type construit ou d'un ensemble vague s18Westrum, R. & Truzzi, M., 1978. "Anomalies: A Bibliographic Introduction with Some Cautionary Remarks", Zetetic Scholar, n° 2, 69-78: 70. Dans son état pur, une anomalie pourrait être quelque chose qui :

  1. intervient réellement (c'est-à-dire, quelque chose d'à la fois perçu et validé)
  2. n'est pas expliqué par une théorie scientifique acceptée
  3. est perçue comme étant quelque chose qui a besoin d'une explication, et
  4. contredit ce que nous pourrions attendre de l'application de nos modèles scientifiques acceptés.

En pratique, une anomalie est souvent "impure" en termes de ces 4 critères. Mais je suggèrerais que (2), l'absence de correspondance de l'anomalie avec une théorie acceptée, est l'élément commun nécessaire pour toute véritable anomalie. Elle est en fait à la recherche d'une explication.

Ceci nous amène à une distinction importante. Nous venant de la recherche psychique, le terme paranormal (généralement limité aux anomalies psychologiques en recherche en psychique) fut créé pour désigner des phénomènes considérés naturels — pas supernaturels — et qui finalement devraient trouver une explication scientifique, mais ont jusqu'ici échappé à de telles explications s19Truzzi, M., 1978b. "Editorial: A Word on Terminology", Zetetic Scholar, n° 2, 64-65. Le terme supernormal a été utilisé d'une manière semblable. L'intention claire de ceux utilisant le terme paranormal était d'éviter le terme supernaturel. Ils souhaitaient souligner que les phénomènes étaient aberrantes, mais pas au-delà de la science naturelle ; il s'agissait simplement d'une question d'explication scientifique rattrapant de ces faits rebelles. Malheureusement, de nombreux critiques du paranormal continuent à faire l'amalgame entre tout ce qui est prétendu paranormal et le supernaturel. Ceci est particulièrement ironique, car ceux qui croient vraiment au supernaturel (comme l'Église Catholique Romaine lorsqu'elle parle de miracles) ont depuis longtemps compris qu'une explication paranormale s'oppose à s'oppose à une explication supernaturelle. Après l'usage adéquat du terme paranormal, nous pouvons parler logiquement des parasciences qui traitent des anomalies dans leurs domaines respectifs. Ainsi, nous pouvons parler non seulement de parapsychologie mais aussi de domaines tels que la parasociolgie, la paraphysique, etc. Dans chaque cas nous désignons l'étude des anomalies au sein d'une discipline pour laquelle elles semblent potentiellement pertinentes.

En fait, cependant, étant donné un événement anormal particulier, nous ne savons vraiment pas à l'avance quelle science actuelle finira par en développer une explication. Ainsi, une chose comme des scores corrects de divination non dûs à la chance pourraient maintenant faire partie de la parapsychologie, mais finalement l'explication pourrait reposer ailleurs. Par exemple, s'il se révèle que ces anomalies sont dues à de mauvaises hypothèses statistiques qui pourraient nous amener à développer une nouvelle théorie statistique pour la manière dont ces choses sont distribuées dans la nature : le phénomène pourrait alors mieux appartenir à la parastatistique. De la même manière, les phénomènes aériens non identifiés pourraient finalement être expliqués via la météorologie, l'astronomie, la psychophysiologie ou quelque autre discipline (ou même par toutes celles-ci en partie puisque nous pourrions avoir affaire à des phénomènes différents à différents moments). Ainsi, je suggèrerais le terme avancé par Roger W. Westcott s20Wescott, Roger W., 1973. "Anomalistics: The Outline of an Emerging Area of Investigation," paper prepared for Interface Learning Systems s21Wescott, Roger, W., 1980. "Introducing Anomalistics: A New Field of Interdisciplinary Study," Kronos, 5, 36.-50., anomalistique, pour parler de l'approche interdisciplinaire des anomalies dont les diverses parasciences sont des branches.

En revenant maintenant au terme paranormal, ce terme évite de confondre les véritables anomalies des simples événements irréguliers ou rares qui ont une explication scientifique actuelle. Ces derniers événements sont généralement qualifiés d'anormaux. Ainsi, un homme de 8 pieds de haut serait anormal mais pas paranormal, tandis qu'un homme qui pourrait respirer et vivre dans l'eau serait paranormal. De la même manière, une vierge donnant naissance à une fille serait anormale (puisque la parthénogenèse offrirait une explication à une telle rareté) alors qu'une vierge donnant naissance à un garçon serait paranormale (pour dire le moins !).

L'élément-clé dans la définition d'une anomalie résidant dans sa relation ou absence de relation à une théorie, cela signifie que toutes les anomalies sont relatives à une théorie spécifique. Le degré d'anormalité ou d'extraordinarité d'un événement ne peut être spécifié que par rapport à la théorie avec laquelle il ne correspond pas. Le terme d'anomalie spécifie une relation entre un événement et une théorie ; l'événement n'est pas anormal en et par lui-même. La science contient généralement de nombreuses théories, et elles ne sont en aucune manière intégrées ou même cohérentes l'une avec l'autre. Ainsi, une affirmation comme la précognition pourrait présenter de sérieux problèmes au physicien, mais peu au géologue. Tous les scientifiques ne verront pas un événement comme aussi extraordinaire. Cette désunion pourrait être fonctionnelle, comme lorsque les biologistes ont ignoré les physiciens qui disaient que l'âge jeune du soleil rendait l'évolution biologique impossible sur les grandes périodes de temps postulées. Les physiciens découvrirent plus tard la fusion et changèrent leur estimation de l'âge de notre soleil, et donc dans ce cas la physique était en retard derrière les théories des biologistes même si généralement nous considérons la physique comme une science plus fondamentale.

Je pense qu'au sens le plus large il y a 3 grandes orientations envers les anomalies. Pour de nombreux scientifiques, les anomalies sont surtout ennuyeuses et à ignorer ou réfuter. Ils voient les anomalies comme ce que Charles Fort appelait des "faits maudits". Pour ces scientifiques, les anomalies sont au mieux irritantes. Au pire, ils voient les anomalies comme des défis à ce qui est fondamentalement chèrement maintenu et donc auxquelles on doit s'opposer, parfois à n'importe quel prix. Le but, pour ces scientifiques, n'est pas d'expliquer, mais de se débarrasser de l'anomalie.

La 2ᵉ orientation couramment trouvée est celle du marchand de mystère, la personne qui aime le fait qu'un phénomène soit inexpliqué. Ceci, hélas, est assez fréquemment l'attitude adoptée par nombre de ceux qui se qualifient de "Fortéens" s22Clark, J., 1983. "Confessions of a Fortean Skeptic", Zetetic Scholar n° 11, 7-14. Ils adorent le mystère et se gargarisent même de l'incapacité des scientifiques à expliquer l'anomalie. Ils ne veulent pas expliquer ou se débarasser des anomalies ; ils veulent en découvrir plus et leur but pourrait — dans le cas extrême — être anti-scientifique dans l'esprit ; car ils recherchent les mystères plutôt que des explications à leur sujet. En lisant certains Fortéens, on a clairement l'impression que même une explication normale non-conventionnelle par la science serait une déception.

La 3ᵉ orientation — celle à laquelle j'adhère — consiste à voir des anomalies non simplement comme des défis, mais comme des opportunités. Les anomalies sont en fait la source principale du changement théorique et du progrès conceptuel en science. Bien que nous devrions être particulièrement prudents quant à l'acceptation de prétentions d'anomalies, nous devrions chercher à en trouver de valides parce que c'est en explication ces aberrations que nous étendrons nos théories et créerons de nouvelles théories. À partir de là, les anomalies sont importantes et ont une valeur en ce qu'elles mènent à de nouvelles et grandes formes d'explication scientifique. Ainsi, les anomalies devraient être vues comme constructrices plutôt que destructrices, comme des forces inspirant la croissance et le progrès scientifiques.

Laissez-moi me tourner maintenant vers certaines des diverses dimensions ou categories d'anomalies :

  1. L'anomalie pourrait être légitimement inexpliquée ou paranormale plutôt que quelque chose d'abord inexplicable, mais en fait couverte par des lois connues, quelque chose de simplement anormal (comme on vient d'en parler) ou une pseudo-anomalie.
  2. L'anomalie pourrait être une anomalie scientifique, quelque chose de paranormal et en fin de compte explicable en termes de science, contrairement à quelque chose de réellement extérieur à l'ordre naturel, quelque chose de non pas paranormal mais supernaturel ou métaphysique. Ce dernier inclurait non seulement des choses comme les miracles divins, mais aussi peut-être tout événement potentiellement unique dans la nature, une sorte de hoquet ou rôt cosmique, quelque chose sans schéma ou impossible à généraliser ou dont dans lequel on ne peut trouver un ordre licite. La science cherche la loi, et il est au moins conceptuellement possible que certaines choses puissent arriver qui sont hors de toutes régularités, des choses que je qualifierai de préternaturelles.
  3. L'anomalie peut varier dans sa relation à la théorie scientifique. Ainsi, elle peut être non-imbriquée, c'est-à-dire, simplement un phénomène stray semblant n'avoir aucun corps de théorie avec lequel traiter d'une manière ou d'une autre. Ou, plus typiquement, l'anomalie peut être imbriquée, c'est-à-dire, peut assez clairement être vue comme quelque chose qui devrait être couvert par une certaine théorie même si elle ne l'est pas. Les anomalies imbriquées peuvent varier grandement dans le degré auquel elles ne correspondent pas avec le réseau théorique existant. Certaines anomalies correspondent simplement très mal tandis que d'autres semblent contredire des parties centrales de la théorie. L'anomalie imbriquée contredisant des parties importantes du corps de théorie accepté qui est pertinent est une des plus ennuyeuses et dont la légitimité/validité est la plus susceptible d'être contestée.
  4. Une anomalie pourrait être quelque chose de spontané dans la nature ou pourrait être quelque chose qui ne pourrait être produit qu'expérimentalement. Et si elle est produisible expérimentalement, elle pourrait varier dans le degré auquel elle est reproductible. La réplication peut n'être qu'occasionnelle ou varier diversement jusqu'à la répétabilité à la demande. En général, les anomalies tendent à être spontanées ou seulement occasionnellement répétables, et c'est généralement une des raisons pour laquelle leur existence-même est typiquement controversée.
  5. Les anomalies existent à un certain degré dans tout secteur scientifique et sont généralement reconnues comme telles. Ainsi, il existe des anomalies acceptées qui ne sont pas controversées. Celles-ci sont habituellement considérées comme des énigmes mineures à résoudre, comme des choses restant à résoudre, mais pas très embêtantes. Mais la plupart des anomalies réputées intéressantes ont lutté pour être acceptées. La plupart des anomalies sont simplement des anomalies supposées. Elles restent non établies. Certaines sont des anomalies validées en ce que la plupart des scientifiques pourraient s'accorder sur le fait qu'elles existent réellement ; mais c'est peu courant, et il est impératif que l'anomaliste reconnaissance que la plupart du temps il traite simplement d'anomalies supposées.
  6. Une anomalie pourrait être quelque chose qui intervient rarement dans la nature ou quelque chose qui intervient fréquemment, même si c'est une anomalie spontanée. La fréquence doit être considérée relative à la dimension temporelle. Ainsi, quelque chose pourrait paraître rare, mais être en fait arrivé en de nombreuses occasions sur une longue période de temps ou, à l'inverse, un événement pourrait intervenir un certain nombre de fois sur une courte période, mais ne jamais arriver avant ou après.
  7. Une anomalie pourrait varier selon la dimension spatiale. C'est-à-dire qu'une anomalie pourrait être largement dispersée ou disponible que sur un secteur très étroit.
  8. Une anomalie pourrait être vue rarement ou fréquemment (indépendamment du fait qu'elle intervienne rarement ou fréquemment).
  9. Une anomalie pourrait être signalée rarement ou fréquemment (indépendamment du fait qu'elle soit vue rarement ou fréquemment).
  10. L'anomalie pourrait être une chose anormale, ou elle pourrait être une relation anormale entre des choses plutôt normales. J'ai ailleurs qualifié les choses anormales de crypto-événements et les relations anormales de para-événements s23Truzzi, M., 1977. "From the Editor: Parameters of the Paranormal", The Zetetic (aujourd'hui The Skeptical Inquirer), 1, 2, 4-8. Les choses sont relativement facilement validées. Il vous suffit "d'amener le corps" et de le montrer aux sceptiques. Mais la falsification du crypto-événement pourrait être particulièrement difficile puisque la chose (e.g., un Bigfoot) pourrait avoir été ailleurs que là où vous avez regardé. L'inverse est vrai pour le para-événement. Une relation étant quelque chose à inférer à partir des données, des explications alternatives sont généralement possibles. Ainsi, la validation de toute para-événement est particulièrement difficile. Mais nous pouvons souvent nous accorder sur le fait qu'une certaine corrélation à partir de laquelle nous ferions notre inférence du para-événement devrait être obtenue dans une expérience donnée. Donc, si nous ne parvenons pas à la trouver, c'est habituellement accepté comme une falsification du para-événement prétendu. L'anomalistique, alors, consiste en les cryptosciences (qui étudie les choses cachées, e.g., comme la cryptozoologie étudie les animaux anormaux) et les parasciences (qui étudient les relations anormales entre les choses, e.g., comme la parapsychologie étudie les processus psi anormaux), et ces 2 branches de l'anomalistique ont différents problèmes stratégiques lorsqu'ils cherchent acceptation/légitimité au sein de la communauté scientifique générale. Et
  11. une anomalie pourrait paraître bizarre ou banale. D'un point de vue scientifique, cela devrait largement être peu important. Mais cela fait clairement une différence dans la manière dont nombre évalueront le degré d'extraordinarité de l'affirmation. Une anomalie de haute étrangeté aura plus de difficultés à se faire accepter malgré qu'elle ait moins de difficultés à se faire remarquer en premier lieu.

Ayant considéré certaines des principales dimensions des anomalies, laissez-moi maintenant essayer d'intégrer certaines de ces observations avec mes premières remarques sur le scepticisme.

L'approche zététique des anomalies

Lorsqu'on parle de l'extraordinaire en science, nous avons besoin de considérer les événements extraordinaires comme les théories (explications) extraordinaires. Nous devrions d'abord chercher à expliquer les événements extraordinaires en termes de théories ordinaires, et ce n'est qu'en y échouant que nous devrions passer aux explications extraordinaires s24Truzzi, M., 1978a. "On the Extraordinary: An Attempt at Clarification", Zetetic Scholar, n° 1, 11-19. Mais, hélas, la littérature sur l'anomalie est remplie de bien trop de tentatives d'expliquer des événements ordinaires avec des théories extraordinaires.

Tout affirmation d'anomalie consistera normalement en 3 éléments :

  1. l'événement anormal lui-même
  2. le rapport ou récit sur cet événement et
  3. le rapporteur ou narrateur du rapport ou du récit narratif s25Truzzi, M., 1978a. "On the Extraordinary: An Attempt at Clarification", Zetetic Scholar, n° 1, 11-19.

Les critiques peuvent attaquer l'affirmation sur n'importe lequel ou tous de ces 3 points. L'événement peut être vu comme trop improbable, le récit comme pas suffisamment plausible, et/ou le narrateur comme non crédible. Chacun de ces éléments peut être évalué indépendamment et le sceptique commence généralement avec des doutes sur l'événement prétendu en lui-même. Il concentre ensuite à juste titre sur ses arguments et éléments allant à l'encontre du récit narratif. Mais il est courant pour la critique de s'étendre à la crédibilité du narrateur, ceci prenant parfois la forme d'attaques ad hominem inopportunes sur les motivations du narrateur.

Les attaques sur la crédibilité du narrateur suivent un schéma. Le rapporteur de l'anomalie peut être attaqué à travers l'utilisation d'un certain nombre de qualificatifs négatifs. Il peut être qualifié de crank, cinglé, incompétent ou de charlatan. Toutes ces qualifications ont été utilisées pour désigner ce que le critique voit comme un "pseudoscientifique" (un mot magique bien trop souvent invoqué pour exorciser l'hérésie). Un crank est simplement quelqu'un qui s'accroche avec ténacité à une position déviante ou minoritaire. C'est normalement fait via des arguments et éléments rationnels. Nous avons de nombreux cranks dans la science ordinaire comme extraordinaire. Ron Westrum a mis en avant qu'il y existe des cranks réactionnaires (ceux qui s'accrochent aux vieilles idées dépassées) comme radicaux (qui épousent de nouvelles idées folles). Les cranks sont des personnes "difficiles" (cranky?) mais pas irrationnelles. Un dingue est quelqu'un qui soutient une idée folle (également réactionnaire ou radicale) mais le fait de manière si irrationnelle, i.e., sans arguments et/ou éléments adéquats. C'est un "nut" scientifique. Les termes crank et cinglé représentent des références au style argumentatif du partisan ainsi qualifié.

Un incompétent est simplement quelqu'un qui fait des erreurs non intentionnelles, dues à son incapacité ou ignorance. La science ordinaire est pleine d'incompétence, comme l'est tout domaine professionnel. Mais un charlatan est quelqu'un qui fait des erreurs intentionnelles ; il constitue une fraude.

Lorsque le partisan d'une anomalie appartient à la science (ce que Isaac Asimov a appelé un endo-hérétique), les critiques tendent à être plus tolérants et généralement retiennent leurs coups et réduisent même le cinglé ou charlatan dans notre milieu à de simples crank ou incompétents. Mais si le partisan est n'y appartient pas (un exohéretique), les critiques tendent à l'exagération, élevant le simple crank ou incompétent au rôle de cinglé ou charlatan.

Nous pourrions aussi noter que les critiques pourraient eux-mêmes être membres de la communauté scientifique (ce que j'appellerai endo-critiques) ou externes comme des philosophes, écrivains en science, ou même magiciens (exo-critiques). Les exo-critiques semblent être même plus préoccupés du contrôle social sur la frontière entre science et pseudoscience que les endo-critiques. Et ces exo-critiques pourraient jouer le rôle de ce que Ray Hyman s26Hynman, Ray, 1980. "Pathological Science: Towards a Proper Diagnosis and Remedy", Zetetic Scholar, n° 6, 31-39 a appelé les "tueurs à gage" en science, amenés pour discréditer les affirmations déviantes et les prétendants et pour "protéger le public". A son pire, cela adopte une plus-pur-que-toi (plus-scientifique-que-toi ?), et ces vigiles peuvent agir plutôt comme des inquisiteurs d'une Église du Scientisme s27Voir la discussion dans Feyerabend, P., 1978. Science in a Free Society. Londres: NLB: 91-96.

Il a été observé que l'acceptation d'une anomalie peut passer par, soit :

  1. un degré adéquat de reproductibilité (pour certains critiques de certaines affirmations cela pourrait signifier reproductibilité à la demande)
  2. une nouvelle théorie acceptable d'héberger le fait rebelle supposé, réduisant ou éliminant ainsi son caractère anormal ; ou
  3. une application pratique de l'anomalie (une approche purement pragmatique et athéorique).

(3) est en fait une version de (1) puisque l'utilité implique la reproductibilité, mais le niveau d'adéquation dans la reproduction pourrait être moindre pour (1) puisque l'argument athéorique esquive la contradiction des théories existantes.

Si les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves proportionnellement "extraordinaires", les besoins (en termes de qualité ou quantité, non pas en termes des standards) diminuent avec une réduction de l'extraordinarité de l'anomalie prétendue. Et si nous devons juger à quel point une affirmation est anormale, nous avons d'abord besoin d'expliciter clairement quel impact l'existence de l'anomalie aurait sur nos théories. Une anomalie non imbriquée devrait nécessiter moins d'éléments qu'une anomalie imbriquée. Si nous regardons bien, nous voyons que souvent une vision commune du niveau d'anormalité de quelque est parfois confondue avec le niveau d'"étrangeté" ou de "bizarreté" que semble refléter l'affirmation. La possibilité de l'événement est confondue avec la plausibilité du récit s28Truzzi, M., 1978a. "On the Extraordinary: An Attempt at Clarification", Zetetic Scholar, n° 1, 11-19. Presque personne ne croit aux licornes aujourd'hui, mais trouver des licornes vivantes aurait très peu d'impact sur la zoologie actuelle. La télépathie serait bien moins révolutionnaire pour la théorie psychologique que ne le serait la précognition, et donc la télépathie devrait nécessiter moins de preuves. Et un plésiosaure vivant dans le Loch Ness serait une affirmation bien moins extraordinaire que ne le serait une sirène ou un centaure vivants. Nous avons besoin d'expliquer bien plus attentivement comment une affirmation est réellement scientifiquement extraordinaire et donc soupeser le poids de la preuve à la lumière de cette évaluation.

Devrait également s'ensuivre que les prétendants peuvent réduire le besoin de preuve en minimisant le caractère révolutionnaire de leurs affirmations. Ceci peut généralement être fait en adoptant une approche plus athéorique lorsqu'on présente des preuves. Comme Sherlock Holmes, nous devrions éliminer les éléments non-nécessaires et considérer les faits bruts d'abord. En particulier nous devrions essayer de dissocier notre anomalie de tous cadres occulte ou métaphysique (même si ceux-ci ont inspiré notre investigation). Les parapsychologues ne cessent de nous rappeler qu'ils ne sont pas des occultistes et ne font pas partie du spiritualisme. Les cosmologistes nous rappellent qu'ils ne défendent pas l'astrologie traditionnelle. Certains ufologues nous rappellent qu'ils enquêtent sur les phénomènes aériens non-identifiés et ne sont pas partisans d'identifier les UFOs comme des appareils extraterrestres. En général, cela signifie que toute anomalie soit d'abord présentée comme une question plutôt que partie d'une réponse extraordinaire. Des corrélations exotiques, par exemple comme dans "l'Effet Mars" de Michel Gauguelin ou dans les résultats de divination non dûs à la chance de la parapsychologie, devraient d'abord être présentés comme de simples corrélations avant de passer à des conclusions sur des relations causales s29Truzzi, M., 1982. "Personal Reflections on the Mars Effect Controversy", Zetetic Scholar, n° 10, 74-81. Trop souvent ce qui devrait avoir été accepté comme une énigme légitime est répudié parce que le prétendant insiste sur le fait d'avoir trouvé un point d'appui pour placer son levier vers une révolution scientifique et un changement de paradigme.

Mais le prétendant se retrouve dans une position paradoxale. En réduisant ainsi son affirmation d'anomalie, il pourrait trivialiser son importance, et cela résulte sur le fait qu'elle reçoive une plus faible priorité pour une investigation scientifique. Donc, l'affirmant est généralement forcé de rechercher attention et resources en insistant que le caractère révolutionnaire de son affirmation. Mais plus importante est ainsi l'anomalie, plus grand est le degré de preuve demandé ; et augmenter le seuil pour une preuve adéquate rend la critique plus facile. Cela force souvent le partisan de l'anomalie à chercher un soutien en-dehors de la science, soit de la part du public ou — pire — de soutiens occultes ou métaphysiques ; cela mobilise alors encore plus un antagonisme chez les scientifiques.

Mais si le partisan est piégé dans cette spirale, le critique ne l'est sûrement pas. Le but du scientifique est d'expliquer n'importe quelle anomalie qui existe réellement. Donc le critique — indépendant de la posture du partisan — a une obligation d'examiner les preuves les plus fortes de version la moins théorique de n'importe quelle affirmation d'anomalie.

Finalement, nous avons besoin de reconnaître que l'importance d'une anomalie pourrait être principalement extra-scientifique s30Truzzi, M., 1981. "Editorial [Extra-scientific factors and Type II Error]", Zetetic Scholar, n° 8, pp. 3-4. Les psychologues pourraient affecter à raison une faible priorité à la recherche parapsychologique étant donné le niveau de preuve offert jusqu'ici. Mais les branches militaires et préoccupées par la sécurité du gouvernement pourraient reconnaître que même de tels longs efforts auraient un impact énorme même s'ils n'étaient que partiellement valides. Donc, des scientifiques pourraient rationnellement affecter de faibles ou hautes priorités basées sur leurs raisons spécifiques de souhaiter éviter une erreur de type 1 ou de type 2, et des évaluations de priorité opposées peuvent rationnellement émerger de différentes orientations et émaner de facteurs non-scientifiques. Les critiques de la recherche gouvernementale sur les anomalies négligent parfois de considérer de tels facteurs. Mais comme le font, hélas, certains partisans. Ainsi, l'intérêt dissimulé du gouvernement pour les ovnis ne signifie pas nécessairement une plus grande croyance dissimulée en la réalité des ovnis. Il pourrait simplement refléter les critères différents du gouvernement pour l'importance d'éviter une erreur de type 2. Il se pourrait même qu'une telle incompréhension soit en partie la raison pour laquelle les agences gouvernementales se sentent obligées de garder leur travail confidentiel. Un argument semblable s'applique au travail confidentiel du gouvernement en parapsychologie ; un tel travail n'indique pas nécessairement une croyance dissimulée du gouvernement en la réalité du psi.

J'ai essayé de prendre en considération certaines des interrelations émergeant de l'application d'une approche zététique à la recherche sur les anomalies. Comme toujours en toute bonne zététique, je vous laisse avec plus de questions que de réponses sur ces sujets. Mais je pense qu'il s'agit de certaines des bonnes questions à poser si nous devons progresser dans le traitement des anomalies scientifiques.

Note

Une version précédente de cet article fut livrée à la rencontre annuelle de la Société pour l'Exploration Scientifique, en 1983. Mes remerciements à Sidney Genden, Charles Akers et Ron Westrum pour leurs astucieuses réactions critiques et suggestions (dont certaines ne furent pas totalement prises en compte) sur la version d'origine de cet article.