L'Homme de Mars

Guy de Maupassant: Paris, Noël, 1887
n1l'année suivante, puis supplément littéraire de La Lanterne du mardi 10. Il ne fut pas repris en volume, même du vivant de l'auteur, jusqu'en 1973 où Anne Richter en présenta une édition dans les Contes fantastiques complets (Marabout). n3Maupassant s'est sans doute inspiré d'un passage de Terres du ciel de Camille FlammarionFlammarion, Camille, dont on retrouve là toutes les données scientifiques précises, à peine reformulées. L'astronome y disait, entre autres : Il est bien probable qu'en raison de la disposition toute particulière des choses, la série zoologique martiale s'est développée de préférence par la succession des espèces ailées. La conclusion naturelle est que les espèces animales supérieures y sont munies d'ailes. Peut-être Maupassant avait-il eu aussi connaissance d'un texte étrange, paru en 1865, signé François-Henri Peudefer de Parville et intitulé Un habitant de la planète Mars: on y découvrait le cadavre calcifié d'un extra-terrestre dont le tombeau, arraché au sol de notre voisine par le choc d'un astéroïde, était tombé sur Terre à l'époque paléolithique. C'est le seul conte d'inspiration purement scientifique de l'auteur du Horla.

J'étais en train de travailler quand mon domestique annonça : Monsieur, c'est un monsieur qui demande à parler à monsieur.

- Faites entrer.

J'aperçus un petit homme qui saluait. II avait l'air d'un chétif maître d'études à lunettes, dont le corps fluet n'adhérait de nulle part à ses vêtements trop larges.

Il balbutia : Je vous demande pardon, monsieur, bien pardon de vous déranger.

Je dis :Asseyez-vous, monsieur.

Il s'assit et reprit. Mon Dieu, monsieur, je suis très troublé par la démarche que j'entreprends. Mais il fallait absolument que je visse quelqu'un, il n'y avait que vous... que vous... Enfin, j'ai pris du courage... mais vraiment... je n'ose plus.

- Osez donc, monsieur.

- Voilà, monsieur, c'est que, dès que j'aurai commencé à parler, vous allez me prendre pour un fou.

- Mon Dieu, monsieur, cela dépend de ce que vous allez me dire.

- Justement, monsieur, ce que je vais vous dire est bizarre. Mais je vous prie de considérer que je ne suis pas un fou, précisément par cela même que je constate l'étrangeté de ma confidence.

- Eh bien, monsieur, allez.

- Non, monsieur, je ne suis pas fou, mais j'ai l'air fou des hommes qui ont réfléchi plus que les autres et qui ont franchi un peu, si peu, les barrières de la pensée moyenne. Songez donc, monsieur, que personne ne pense à rien dans ce monde. Chacun s'occupe de ses affaires, de sa fortune, de ses plaisirs, de sa vie enfin, ou de petites bêtises amusantes comme le théâtre, la peinture, la musique ou la politique, la plus vaste des niaiseries, ou de questions industrielles. Mais qui donc pense ? qui donc ! Personne ! Oh ! je m'emballe ! Pardon. Je retourne à mes moutons.

Voilà 5 ans que je viens ici, monsieur. Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais très bien... Je ne me mêle jamais au public de votre plage ou de votre casino. Je vis sur les falaises. J'adore positivement ces falaises d'Etretat. Je n'en connais pas de plus belles, de plus saines. Je veux dire saines pour l'esprit. C'est une admirable route entre le ciel et la mer, une route de gazon qui court sur cette grande muraille de rochers blancs et qui vous promène au bord du monde, au bord de la terre, au-dessus de l'Océan. Mes meilleurs jours sont ceux que j'ai passés, étendu sur une pente d'herbe, en plein Soleil, à 100 m au-dessus des vagues, à rêver. Me comprenez-vous ?

- Oui, monsieur, parfaitement.

- Maintenant, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

- Posez, monsieur.

- Croyez-vous que les autres planètes soient habitées ?

Je répondis sans hésiter et sans paraître surpris Mais, certainement, je le crois.

Il fut ému d'une joie véhémente, se leva, se rassit, saisi par l'envie évidente de me serrer dans ses bras, et il s'écria : Ah ! ah ! quelle chance ! quel bonheur ! je respire ! Mais comment ai-je pu douter de vous ? Un homme ne serait pas intelligent s'il ne croyait pas que les mondes soient habités. Il faut être un sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d'univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l'homme, cet insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la Terre n'est rien qu'une poussière invisible dans la poussière des mondes, que notre système tout entier n'est rien que quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt. Regardez la voie lactée, ce fleuve d'étoiles, et songez que ce n'est rien qu'une tache dans l'étendue qui est infinie. Songez à cela seulement 10 mn et vous comprendrez pourquoi nous ne savons rien. Nous ne connaissons qu'un point, nous ne savons rien au-delà, rien au dehors , rien de nulle part, et nous croyons, nous affirmons. Ah ! ah ! ah !!! S'il nous était révélé tout à coup, ce secret de la grande vie ultra-terrestre, quel étonnement !... Mais non... mais non... je suis une bête à mon tour, nous ne le comprendrions pas, car notre esprit n'est fait que pour comprendre les choses de cette Terre ; il ne peut s'étendre plus loin, il est limité, comme notre vie, enchaîné sur cette petite boule qui nous porte et il juge tout par comparaison Voyez donc, monsieur, comme tout le monde est sot, étroit et persuadé de la puissance de notre intelligence, qui dépasse à peine l'instinct des animaux. Nous n'avons même pas la faculté de percevoir notre infirmité, nous sommes faits pour savoir le prix du beurre et du blé et, au plus, pour discuter sur la valeur de 2 chevaux, de 2 bateaux, de 2 ministres ou de 2 artistes.

C'est tout. Nous sommes aptes tout juste à cultiver la terre et à nous servir maladroitement de ce qui est dessus. A peine commençons-nous à construire des machines qui marchent, nous nous étonnons comme des enfants à chaque découverte que nous aurions dû faire depuis des siècles. Si nous avions été des êtres supérieurs. Nous sommes encore entourés d'inconnu, même en ce moment où il a fallu des milliers d'années de vie intelligente pour soupçonner l'électricité.

Sommes-nous du même avis ?

Je répondis en riant. Oui, monsieur.

- Très bien, alors. Eh bien, monsieur, vous êtes-vous quelque fois occupé de Mars ?

- De Mars ?

- Oui, de la planète Mars ?

- Non, monsieur.

- Vous ne la connaissez pas du tout ?

- Non, monsieur.

- Voulez-vous me permettre de vous en dire quelques mots ?

- Mais oui, monsieur, avec grand plaisir.

- Vous savez sans doute que les mondes de notre système, de notre petite famille, ont été formés par la condensation en globes d'anneaux gazeux primitifs, détachés l'un après l'autre de la nébuleuse solaire ?

- Oui, monsieur.

- Il résulte de cela que les planètes les plus éloignées sont les plus vieilles et doivent être, par conséquent, les plus civilisées. Voici l'ordre de leur naissance : Uranus, Saturne, Jupiter, Mars, la Terre, Vénus, Mercure. Voulez-vous admettre que ces planètes soient habitées comme la Terre ?

- Mais certainement. Pourquoi croire que la Terre est une exception ?

- Très bien. L'homme de Mars étant plus ancien que l'homme de la Terre... Mais je vais trop vite. Je veux d'abord vous prouver que Mars est habitée. Mars présente à nos yeux à peu près l'aspect que la Terre doit présenter aux observateurs martiaux. Les océans y tiennent moins de place et y sont plus éparpillés. On les reconnaît à leur teinte noire parce que l'eau absorbe la lumière, tandis que les continents la réfléchissent. Les modifications géographiques sont fréquentes sur cette planète et prouvent l'activité de sa vie. Elle a des saisons semblables aux nôtres, des neiges au pôle que l'on voit croître et diminuer suivant les époques.

Son année est très longue, 687 jours terrestres, soit 668 jours martiaux décomposés comme suit : 191 pour le printemps, 181 pour l'été, 149 pour l'automne et 147 pour l'hiver. On y voit moins de nuages que chez nous. Il doit y faire par conséquent plus froid et plus chaud.

Je l'interrompis. Pardon, monsieur, mais étant beaucoup plus loin que nous du Soleil, il doit y faire toujours plus froid, me semble-t-il.

Mon bizarre visiteur s'écria avec une grande véhémence. Erreur, monsieur ! Erreur, erreur absolue ! nous sommes, nous autres, plus loin du Soleil en été qu'en hiver. Il fait plus froid sur le sommet du Mont-Blanc qu'à son pied. Je vous renvoie d'ailleurs à la théorie mécanique de la chaleur de Helmholtz et de Schiaparelli. La chaleur du sol dépend principalement de la quantité de vapeur d'eau que contient l'atmosphère. Voici pourquoi : le pouvoir absorbant d'une molécule de vapeur aqueuse est 16 000 fois supérieur à celui d'une molécule d'air sec ; donc la vapeur d'eau est notre magasin de chaleur ; et Mars ayant moins de nuages doit être en même temps beaucoup plus chaud et beaucoup plus froid que la Terre.

- Je ne le conteste plus.

- Fort bien. Maintenant, monsieur, écoutez-moi avec grande attention, je vous prie.

- Je ne fais que cela, monsieur.

- Vous avez entendu parler des fameux canaux découverts en 1884 par M. Schiaparelli.

- Très peu.

- Est-ce possible ! Sachez donc qu'en 1884, Mars se trouvant en opposition et séparé de nous par une distance de 24 millions de lieues seulement, M. Schiaparelli, un des plus éminents astronomes de notre siècle et un des observateurs les plus stars, découvrit tout à coup une grande quantité de lignes noires droites ou brisées suivant des formes géométriques constantes, et qui unissaient à travers les continents les mers de Mars ! Oui, oui, monsieur, des canaux rectilignes, des canaux géométriques, d'une largeur égale sur tout leur parcours, des canaux construits par des êtres ! Oui, monsieur, la preuve que Mars est habitée, qu'on y vit, qu'on y pense, qu'on y travaille, qu'on nous regarde ! comprenez-vous, comprenez-vous ?

26 mois plus tard, lors de l'opposition suivante, on a revu ces canaux, plus nombreux, oui, monsieur. Et ils sont gigantesques, leur largeur n'ayant pas moins de 100 km.

Je souris en répondant. 100 km de largeur. Il a fallu de rudes ouvriers pour les creuser.

- Oh, monsieur, que dites-vous là ? Vous ignorez donc que ce travail est infiniment plus aisé sur Mars que sur la Terre, puisque la densité de ses matériaux constitutifs ne dépasse pas le 69ème des nôtres ! L'intensité de la pesanteur y atteint à peine le 37ème de la nôtre.

1 kg d'eau n'y pèse que 370 g !

Il me jetait ces chiffres avec une telle assurance. avec une telle confiance de commerçant qui sait la valeur d'un nombre, que je ne pus m'empêcher de rire tout à fait et j'avais envie de lui demander ce que pèsent, sur Mars, le sucre et le beurre. Il remua la tête.

Vous riez, monsieur, vous me prenez pour un imbécile après m'avoir pris pour un fou. Mais les chiffres que je vous cite sont ceux que vous trouverez dans tous les ouvrages spéciaux d'astronomie. Le diamètre est presque moitié plus petit que le nôtre; sa surface n'a que les 26 centièmes de celle du globe; son volume est 6 fois 1/2 plus petit que celui de la Terre et la vitesse de ses 2 satellites prouve qu'il pèse 10 fois moins que nous. Or, monsieur, l'intensité de la pesanteur dépendant de la masse et du volume, c'est-à-dire du poids et de la distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état de légèreté qui y rend la vie toute différente, règle d'une façon inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer les espèces ailées. Oui, monsieur, l'Etre Roi sur Mars a des ailes. Il vole, passe d'un continent à l'autre, se promène, comme un esprit, autour de son univers auquel le lie cependant l'atmosphère qu'il ne peut franchir, bien que...

Enfin, monsieur, vous figurez-vous cette planète couverte de plantes, d'arbres et d'animaux dont nous ne pouvons même soupçonner les formes, et habitée par de grands êtres ailés comme on nous a dépeint les anges ? Moi, je les vois voltigeant au-dessus des plaines et des villes dans l'air doré qu'ils ont là-bas. Car on a cru autrefois que l'atmosphère de Mars était rouge comme la nôtre est bleue, mais elle est jaune, monsieur, d'un beau jaune doré.

Vous étonnez-vous maintenant que ces créatures-là aient pu creuser des canaux larges de 100 km ? Et puis songez seulement à ce que la science a fait chez nous depuis 1 siècle... depuis 1 siècle... et dites-vous que les habitants de Mars sont peut-être bien supérieurs à nous...

Il se tut brusquement, baissa les yeux, puis murmura d'une voix très basse. C'est maintenant que vous allez me prendre pour un fou... quand je vous aurai dit que j'ai failli les voir... moi... l'autre soir. Vous savez, ou vous ne savez pas, que nous sommes dans la saison des étoiles filantes. Dans la nuit du 18 au 19, surtout, on en voit tous les ans d'innombrables quantités ; il est probable que nous passons à ce moment-là à travers les épaves d'une comète.

J'étais donc assis sur la Mane-Porte, sur cette énorme jambe de falaise qui fait un pas dans la mer et je regardais cette pluie de petits mondes sur ma tête. Cela est plus amusant et plus joli qu'un feu d'artifice, monsieur. Tout à coup, j'en aperçus un au-dessus de moi, tout près, un globe lumineux transparent entouré d'ailes immenses et palpitantes, ou du moins j'ai cru voir des ailes dans les demi-ténèbres de la nuit. II faisait des crochets comme un oiseau blessé, tournait sur lui-même avec un grand bruit mystérieux, semblait haletant, mourant, perdu. Il passa devant moi. On eût dit un monstrueux ballon de cristal, plein d'êtres affolés à peine distincts, mais agités comme l'équipage d'un navire en détresse qui ne gouverne plus et roule de vague en vague. Et le globe étrange, ayant décrit une courbe immense, alla s'abattre au loin dans la mer, où j'entendis sa chute profonde pareille au bruit d'un coup de canon.

Tout le monde, d'ailleurs, dans le pays entendit ce choc formidable qu'on prit pour un éclat de tonnerre. Moi seul j'ai vu... j'ai vu... S'ils étaient tombés sur la côte près de moi, nous aurions connu les habitants de Mars. Ne dites pas un mot, monsieur, songez, songez longtemps et puis racontez cela un jour si vous voulez. Oui, j'ai vu... j'ai vu... le 1er navire aérien, le 1er navire sidéral lancé dans l'infini par des êtres pensants... à moins que je n'aie assisté simplement à la mort d'une étoile filante capturée par la Terre. Car vous n'ignorez pas, monsieur, que les planètes chassent les mondes errants de l'espace comme nous poursuivons, ici-bas, les vagabonds. La Terre, qui est légère et faible, ne peut arrêter dans leur route que les petits passants de l'immensité. Il s'était levé, exalté, délirant, ouvrant les bras pour figurer la marche des astres.

Les comètes, monsieur, qui rôdent sur les frontières de la grande nébuleuse dont nous sommes des condensations, les comètes, oiseaux libres et lumineux, viennent vers le soleil des profondeurs de l'Infini.

Elles viennent traînant leur queue immense de lumière vers l'astre rayonnant; elles viennent, accélérant si fort leur course éperdue qu'elles ne peuvent joindre celui qui les appelle; après l'avoir seulement frôlé, elles sont rejetées à travers l'espace par la vitesse même de leur chute.

Mais si, au cours de leur voyage prodigieux, elles sont passées près d'une puissante planète, si elles ont senti, déviées de leur route, son influence irrésistible, elles reviennent alors à ce maître nouveau qui les tient désormais captives. Leur parabole illimitée se transforme en une courbe fermée et c'est ainsi que nous pouvons calculer le retour des comètes périodiques. Jupiter a 8 esclaves, Saturne 1, Neptune aussi en a 1, et sa planète extérieure une également, plus une armée d'étoiles filantes... Alors... Alors... J'ai peut-être vu seulement la Terre arrêter un petit monde errant...

Adieu, monsieur, ne me répondez rien, réfléchissez, réfléchissez, et racontez tout cela un jour si vous voulez...

C'est fait. Ce toqué m'ayant paru moins bête qu'un simple rentier.

Références :