L'homme de Mars

Guy de Maupassant

J'étais en train de travailler quand mon domestique annonça :

Monsieur, c'est un monsieur qui demande à parler à Monsieur.

Faites entrer.

J'aperçus un petit homme qui saluait. Il avait l'air d'un chétif maitre d'études à lunettes, dont le corps fluet n'adhérait de nulle part à ses vêtements trop larges.

Il balbutia :

Je vous demande pardon, monsieur, bien pardon de vous déranger.

Je dis :

Asseyez-vous, monsieur.

Il s'assit et reprit :

« Alon Dieu, Alonsieur, je suis trks trouble par la dtnnrchc que i'entreprrnds. hflais il fallait absolument que je visse yiiclqu'un, il n'y avait clue vous... que vous... Enfin, j'ai pris du courage ... mais vraiment ... je n'ose plus. - Osez donc, monsieur. - Voilà, Monsieur, c'est que, dès que j'aurai coniincncf parlcr, vous :illez me prcnclrc pour un fou. - Mon Dieu, Moinsieur, cela depend de ce que vous dlfl me dire. - Justement, Monsieur, ce que je vais vous dire est bizarre >lais je vous prie de considérer que je ne suis pas fou, prdci,imcnt par cela meme que je constate l'étrangeté de ma c,d%lence. - Eh bien, Monsieur, allez. 1 - Non, monsieur, je ne suis pas fou, mais j'ai l'air fou des lit,mmes qui ont réfléchi plus que les autres et qui ont franchi un IWU, SI peu, les barriéres de la pensÇe moyenne. Songez donc, Monsieur, que personne ne pense à rien dans ce monde. Chacun s'occupe de ses affaires, de sa fortune, de Ses plaisirs, de sa vie cnfin, ou de peùtcs bttises amusantes comme le théitre, la peinturc, la musique ou de la politique, la plus vaste des niaiseries, ou de questions industrjclks. Alais qui donc pense ? Qui donc ? Ik.onne ! Oh ! je m'emballe 1 Pardon. Je retourne à mes niouions. N Voilà cinq ans que je viens ici, monsieur. Vous ne me connaissez pas, niais moi je vous connais très bien ... Je ne me niCle jamais au public de votre plage ou de votre casino. Jc vis sur les falaises, j'adore positivement ces falaises d'Étretat. Je n'en connais pas de plus bclles, de plus saines. Je veux dire süincs pour l'esprit. C'est une adniirable route entre le ciel et la nier, une route de gazon, qui court sur cette grande muraille, au bord de la terre, au-dessus de l'Océan. hdes meilleurs jours sont ceux que j'ai passés, étendu sur une pente d'herbes, en plein soleil, à cent niktres au-dessus des vagues, à rCver. Me comprenez-vous ? - Oui, Monsieur, parfaitement. - Maintenant, voulez-vous me permettre de vous poser une question ? - Posez, monsieur. - Croyez-vous que les autres planètes soient habitées ? )) Je répondis sans hésiter et sans paraître surpris : « Mais, certainement, je le crois. )) II fut ému d'une joie vdhémente, se leva, se rassit, saisi par l'envie évidente de me serrer dans ses bras, et il s'écria : « Ah ! ah I quclle chance I quel bonheur I je respire I Mais comment ai-je pu douter de vous ? Un homme ne serait pas ~nrelligcnt s'il ne croyait pas les mondes habites. II faut ftre un L'HOAfME DE MARS sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d'univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l'homme, cet insecte imbicile, pour ne pas comprendre que la terre n'est rien qu'unc poussiire invisible dans la poussière des mondes, que notre systCme tout entier n'est rien que quelques molécules de vie sidErale qui mourront bientôt. Regardez la voie lactée, ce fleuve d'étoiles, et songez que ce n'est rien qu'une taclie dans l'étendue qui est Nl/inie. Songez à cela seulement dix minutes et vous comprendrez pourquoi nous ne savons rien, nous ne devinons rien, nous ne comprenons rien. Nous ne connaissons qu'un point, nous ne savons rien au-delà, rien au dehors, rien de nulle part, et nous croyons, et nous affirmons. Ah 1 ah I ah 1 1 I S'il nous était révélé tout à coup, ce secret de la grande vie ultra-terrestre, quel étonnement 1 hiais non... mais non... je suis une bête à mon tour, nous ne le comprendrions pas, car notre esprit n'est fait que pour comprendre les choses de cette terre ; il ne peut s'étendre plus loin, il est limité, comme notre vie, enchaîne sur cette petite boule, qui nous porte, et il juge tout par comparaison. Voyez donc, Aionsieur, comme tout le monde est sot, étroit et persuadé de la puissance de notre intelligence, qui dépasse à peine l'instinct des animaux. Nous n'avons meme pas la faculté de percevoir notre infirmité, nous sommes faits pour savoir le prix du beurre et du blé, et, au plus, pour discuter sur la valeur de deux chevaux, de deux bateaux, de deux ministres ou de deux artistes. » C'est tout. Nous sommes aptes tout juste à cultiver la terre et P nous servir maladroitement de ce qui est dessus. À peine commençons-nous à construire des machines qui inarclient, nous nous étonnons comme des enfants à chaque dicouvcrte que nous aurions dû faire depuis des siècles, si nous avions dté des ktrcs supérieurs. Nous sommes encore entourés d'inconnu, nicnie en ce nicinient où il a fallu des milliers d'années clç vie intelligente pour soupsonner I'clcctricité. Sommesnous du rnhir avis ? )) Je répondis cn riant : (( Oui, Monsieur. L'Homme de Mars - ~r& bien, alors. Eh bien, Monsieur, vous êtes-vous quelquefois occupé de Mars ? - De Mars ? - Oui, de la planète Mars ? - Non, Monsieur. - Voulez-vous me permettre de vous en dire quelques mots ? - Mais oui, Monsieur, avec grand plaisir. - Vous savez sans doute que les mondes de notre système, de notre petite famille, ont été formés par la condensation en globes d'anneaux gazeux primitifs, détachés l'un après l'autre de la nébuleuse solaire ? - Oui, Monsieur, - Il résulte de cela que les planètes les plus eloignées sont les plus vieilles, et doivent être, par conséquent, les plus civilisées. Voici l'ordre de leur naissance : Uranus, Saturne, Jupiter, Mars, la Terre, Vénus, Mercure. Voulez-vous admettre que ces planètes soient habitées comme la terre ? l - Mais certainement. Pourquoi croire que la terre est une exception ? - Très bien. L'homme de Mars étant plus ancien que l'homme de la Terre... Mais je vais trop vite. Je veux d'abord vous prouver que Mars est habité. Mars présente à nos yeux à peu près l'aspect que la Terre doit présenter aux observateurs martiaux. Les océans y tiennent moins de place et y sont plus éparpillés. On les reconnaît à leur teinte noire parce que l'eau absorbe la lumière, tandis que les continents la rifléchissent. Les modifications géographiques sont fréquentes sur cette planète et prouvent l'activité de sa vie. Elle a des saisons semblables aux nôtres, des neiges aux pôles que l'on voit croître et diminuer suivant les époques. Son année est très longue, six cent quatre-vingt-sept jours terrestres, soit six cent soixante-huit jours martiaux, décomposés conuiie suit : cent quatre-vingt-onze pour le printemps, cent quatre-vingt-un pour l'eté, cent quarante-neuf pour l'automne et cent quarante-sept pour I'liiver. On y voit moins de nuages que chez nous. Il doit y faire par conséquent plus froid et plus chaud. )) Je l'interrompis. Pardon, Monsieur, Mars ftant beaucoup plus loin que nous du soleil, il doit y faire toujours plus froid, me semble-t-il. » Mon bizarre visiteur s'écria avec une grande véhémence : "Erreur, Monsieur ! lirreur, erreur absolue ! Nous sommes, nous autres, plus loin du soleil en dté qu'eo hiver. Il fait plus froid sur le sommet du Mont Blanc qu'à son pied. Je vous renvoie d'ailleurs à la thforie micanique de la chaleur de Helmotz et de Schiaparelli. La chaleur du sol dépend principalement de la quantité tlc vapeur d'eau que contient l'atmosphère. Voici pourquoi : le pouvvoir absorbant d'une molécule de vapeur aqueuHe est' seize mille fois supérieur à celui d'une moi&uie d'air sec, donc la vapeur d'eau est notre magasin dc chaleur ; et Mars ayant moins de nuages doit être en même temps beaucoup plus chaud et beaucoup plus froid que la terre. - Je ne le conteste plus. - Fort bien. Mainknant, Monsieur, écoutez-moi avec une grande attention. Je vous prie. - Je ne fais que cela, Monsieur. - Vous avez entendu parler des fameux canaux découverts en 1884 par Ai. Schiaparelli ? - Très peu. - Est-ce possible ! Sachez donc qu'en 1884, Mars se trouvant en opposition et séparée de nous par une distance de vingt-quatre millions de lieues seulement, M. Schiaparelli, un des plus éminents astronomes de notre siècle et un des observateurs les plus sûrs, découvrit tout à coup une grande quantité de lignes noires droites ou brisies suivant des formes géométriques constantes, et qui unissaient, à travers les continents, les mers de Mars ! Oui, oui, Alonsieur, des canaux rectilignes, des canaux gdorndtriques, d'une largeur égale sur tout leur parcours, des canaux construits par des ttrcsl Oui, Monsieur, la preuve que Mars est habitée, qu'on y vit, qu'on y pense, qu'on y travaille, qu'on nous regarde : comprenez-vous, comprenez-vous ? » Vingt-six mois plus tard, lors de l'opposition suivante, on a revu ces canaux, plus nombreux, oui, monsieur. Et ils sont gigantcsques, leur largeur n'ayant pas moins de cent kilomètres. Je souris en répondant : - Cent kilomètres de largeur. Il a fallu de rudes ouvriers pour les creuser. - 011, Monsieur, que dites-vous là ? Vous ignorez donc que ce travail est infiniment plus aisé sur Mars que sur la Terre puisque la densité de ses matériaux constitutifs ne dépasse pas le soixante-neuvième des nôtres I L'intensité de la pesanteur y atteint à peine lc trente-septième de la nôtre. )) Un kilogramme d'eau n'y pèse que trois cent soixante-dix grammes ! )) Il me jetait ces chiffres avec une telle assurance, avec une telle confiance de commerçant qui sait la valeur d'un nombre, que je ne pus m'empêcher de rire tout à fait et j'avais envie de lui demander ce que pèsent, sur Mars ; le sucre et le beurre. Il remua la tête, « Vous riez, Monsieur, vous me prenez pour un imbécile après m'avoir pris pour un fou. Mais les chiffres que je vous cite sont ceux que vous trouverez dans tous les ouvrages spéciaux d'astronomie. Le diamètre de Mars est presque moitié plus petit que le nôtre ; sa surface n'a que les vingt . ccntihes cle celle du ?- globe ; son volume est six fois et demie plus petit cpe celui dc la Terre et la vitesse de ses deus satellites prouve qu'il pèse dix fois moins que nous. Or, Monsieur, l'intensité de la pesanteur dépendant de la masse et du volunir, c'est-A-dire du poids et de la distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état de légèreté qui y rend la vie toute différente, règle d'une façon inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer les espèces ailées. Oui, monsieur, l'Etre Roi sur Mars a des ailes. » Il vole, passe d'un continent l'autre, sc proméne, comnie un esprit, autour de son univers auquel le lie cependant l':itniosphère u'il ne peut franchir, bien que ... )) En 9 ln, monsieur, vous figurez-vous cette planétc couverte de plantes, d'arbres et d'animaus dont nous ne pouvons même soupçonner les formes et liabitde par de grands etres ailés comme on nous a dipeint les anges ? hfoi je les vois voltigeant au-dessus des plaines et des villes dans l'air dork qu'ils ont là-bas. Car on a cru autrefois que l'atmosphkre de Mars était rouge comme la nôtre est bleue, mais elle est jaune, Monsieur, d'un beau jaune doré. )) Vous étonnez-vous maintenant que ces créatures-là aient pu creuser des canaux largcs dc cent kilomètres ? Et puis songez seulement à ce que la science a fait chez nous depuis un siécle ... depuis un siècle ... et ditcs-vous que les habitants de Mars sont peut-ktre supérieurs à nous... N Il se tut brusquement, baissa les yeux, puis murmura d'une voix très basse : « C'est maintenant que vous allez me prendre pour un fou ... quand je vous aurai dit que j'ai failli les voir ... moi ... l'autre soir. Vous savez, ou vous ne savez pas, que nous sommes dans la saison des étoiles filantes. Dans la nuit du 18 au 19 surtout, on en voit tous les ans d'innombrables quantités ; il est probable que nous passons à ce moment-là à travers les épaves d'une comète. >) J'étais donc assis sur la hlane-Porte, sur cette enorme jambe de falaise qui fait un pas dans la mer et je regardais cette pluie de petits mondes sur ma tete. Cela est plus amusant et plus joli qu'un feu d'artifice, Morisieur. Tout à coup, j'en aperçus un au-dessus de moi, tout prks, globe lumineux, transparent entour6 d'ailes immensrs et palpitantes ou du moins, j'ai cru voir des ailes dans les demi-tinkbres de la nuit. Il faisait des crochets comme un oiseau blessé, tournait sur lui-même avec un grand bruit mystérieux, semblait haletant, mourant, perdu. Il passa - devant moi. On eut dit un monstrueux ballon de cristal, plein d'êtres &lés, à peine distincts, mais agités comme l'équipage d'un navire en dktresse qui ne gouverne plus et roule de vague en vague. Et le globe étrange, ayant décrit une courbe immense, alla s'abattre au loin dans la mer, où j'entendis sa chute profonde pareille au bruit d'un coup de canon. )) Tout le mondc, d'ailleurs, dans le pays entendit ce choc formidable qu'on prit pour un éclat de tonnerre. Alors seul, j'ai vu... j'ai vu... S'ils étaient tombés sur la cote près de moi, nous aurions connu les habitants de Mars. Ne dites pas un mot, hfonsicur, songez, songez longtemps et puis racontez cela un jour si vous voulez. Oui, j'ai vu... j'ai vu... le prcnurr navire aérien, le premier navire sidéral lancé dans l'infini par des étres pensants ... à moins que je n'aie assisté simplement à la mort d'une étoile filante capturée par la Terre. Car vous n'ignorez pas, monsieur, que les planètes chassent les mondes errants de l'espace comme nous poursuivons ici-bas les vagabonds. La Terre qui est légère et faible ne peut arrCter dans leur routc que les petits passants de l'imniensité. » Il s'était levé, exalté, délirant, ouvrant les bras pour figurer la marche des astres. (( Les comètes, monsieur, qui rôdent sur les frontières de la grande nébuleuse dont nous soinines des condensations, les coniètes, oiseaux libres et luniinçux, viement vers le soleil des profondeurs de l'Infini. )) Elles viennent traînant leur queue immense de lumière vers l'astre rayonnant ; elles viennent, accdlérant si fort leur course éperdue qu'elles ne peuvent joindre celui qui les appelle ; aprks l'avoir seulement frôlé, elles sont rejetées à travers l'espace par la vitesse même de leur chute. )) Mais si, au cours de leurs voyages prodigieux, elles ont assé près d'une puissante planète, si elles ont senti, déviées de Eur route, son influence irrésistible, elles reviennent alors 1 ce maître nouveau qui les tient désormais captives. Leur parabole illimitke se transforme en une courbe fermée et c'est ainsi que nous pouvons calculer le retour des comètes périodiques. Jupiter a huit esclaves, Saturne une, Neptune aussi en a une, et sa planète extérieure une également, plus une arniée d'étoiles filantes... Alors... Alors... j'ai peut-être vu seulement la Tare arrêter un petit monde errant... )) Adieu, Monsieur, ne me répondez rien, réfléchissez, réfltchissez, et racontez tout cela un jour si vous voulez ... » C'est fait. Ce toqué m'ayant paru moins bête qu'un simple rentier. (10 octobre 1889.)