La perspective de l'anomalistique

Truzzi, MarcelloTruzzi, Marcello: Center for Scientific Anomalies Research (CSAR), 1998

Qu'est-ce que l'anomalistique ?

Le terme "anomalistique" a été inventé par l'anthropologue Roger W. Wescott s1Wescott, Roger W., 1973. "Anomalistics: The Outline of an Emerging Area of Investigation," Paper prepared for Interface Learning Systems. s2Wescott, Roger W., 1980. "Introducing Anomalistics: A New Field of Interdisciplinary Study," Kronos, 5, 36-50 et fait référence à l'étude interdisciplinaire émergeante des anomalies scientifiques (des événements supposés extraordinaires non expliqués par la théorie scientifique actuellement acceptée). L'approche est aujourd'hui faiblement représentée par un certain nombre d'organisations et publications indépendantes, plus notablement : la Société pour l'Exploration Scientifique et son journal, fondé par l'astrophysicien Peter A. SturrockSturrock, Peter A. ; le Sourcebook Project multi-volumes du rédacteur scientifique William Corliss ; le Centre pour la Recherche sur les Anomalies Scientifiques du sociologue Marcello Truzzi et son journal le Zetetic Scholar ; les Fortean Studies du rédacteur Steve Moore, et le journal The Anomalist des rédacteurs scientifiques Patrick Huyghe et Dennis Stacy. Ceux qui adoptent cette approche sont appelés "anomalistes".

L'anomalistique a 2 caractéristiques centrales. D'abord, ses préoccupations sont purement scientifiques. Elle ne traite que de déclarations empiriques de l'extraordinaire et ne se préoccupe pas des phénomènes supposés metaphysiques, théologiques ou supernaturels. En tant que telle, elle insiste sur la testabilité des déclarations (incluant vérifiabilité comme falsifiabilité), cherche les explications parcimonieuses, place la charge de la preuve sur le déclarant, et attend que la preuve d'une déclaration soit proportionnelle à l'extraordinarité (anomalité). Bien qu'elle reconnaisse que des phénomènes inexpliqués existent, elle ne les présume inexplicables mais cherche à découvrir d'anciennes ou à développer de nouvelles explications scientifiques appropriées.

En tant qu'entreprise scientifique, l'anomalistique est normativement sceptique et demande une enquête préalable au jugement, mais scepticisme signifie doute plutôt que dénégation (qui est en elle-même une déclaration, négative, pour laquelle la science demande aussi une preuve). Bien que des déclarations sans preuves adéquates soient généralement non prouvées, ceci n'est pas confondu avec la preuve de la non existence. Comme les méthodologistes l'ont remarqué, une absence de preuve ne constitue pas la preuve de l'absence. La science devant rester un système ouvert capable de modification avec de nouvelles preuves, l'anomalistique cherche à garder la porte entrouverte même pour les déclarants les plus radicaux qui souhaitent engager un discours scientifique. Cette approche reconnaît le besoin d'éviter à la fois les erreurs de type 1 — penser que quelque chose de spécial se passe alors que ce n'est pas le cas en réalité — et de type 2 — penser que rien de spécial ne se passe alors que quelque chose de spécial, peut-être rare, se passe effectivement s3Truzzi, M.: "Editorial [re Type I and Type II errors and the paranormal]," Zetetic Scholar, 1979, n° 3/4, 2 s4Truzzi, M.: 1981. "Editorial [Extra-scientific factors and Type II error]," Zetetic Scholar, n° 8. Tout en reconnaissant qu'une anomalie légitime pourrait constituer une crise pour les théories conventionnelles en science, l'anomalistique les voit également comme une opportunité de changement progressif dans la science. Ainsi, les anomalies ne sont pas considérées comme des nuisances mais comme des découvertes bienvenues qui pourraient mener à l'extension de notre compréhension scientifique s5Truzzi, M.: 1979. "Discussion: On the Reception of Unconventional Scientific Claims," in Seymour M. Mauskopf, editor, The Reception of Unconventional Science [AAAS Selected Symposium 25]. Boulder, CO: Westview Press.

La 2nde caractéristique-clé de l'anomalistique est qu'elle est interdisciplinaire. C'est le cas de 2 manières :

  1. Une anomalie signalée n'est pas présumée trouver son explication ultime dans une branche particulière des sciences. Une fois que toutes explications conventionnelles rejetées, l'explication finale à une anomalie pourrait se révéler être quelque chose de nouveau mais dans un domaine innatendu. Par exemple, des données rapportant des expériences suggérant de la télépathie pourraient au final être mieux expliquées par une révision de nos considérations sur les statistiques ; ou certains signalements d'ovnis pourraient finalement être mieux expliqués en termes de neurophysiologie plutôt que d'astronomie ou de météorologie.
  2. L'anomalistique est également interdisciplinaire en ce qu'elle cherche une compréhension de la adjudication scientifique à travers les disciplines. Ceci implique souvent non seulement les sciences physiques et sociales, mais aussi la philosophie des sciences.

Les anomalistes recherchent des schémas dans l'acceptation et le rejet de nouvelles idées scientifiques, et ceci pourrait impliquer l'histoire, la sociologie et la psychologie des sciences aussi bien que les domaines scientifiques eux-mêmes.

Ce que l'anomalistique n'est pas

L'anomalistique pourrait être mieux comprise en la comparant avec certaines des approches alternatives aux anomalies. Celles-ci incluerait 3 grands groupes organisés principaux : les partisans, les adeptes du mystère, et les rieurs. Les déclarations des partisans de l'anomalie varient de celles impliquant l'occulte et le mystique à ceux recherchant une légitimité scientifique et que j'ai qualifiées de protoscientifique s6Truzzi, M.: 1972. "Definitions and Dimensions of the Occult: Towards a Sociological Perspective," Journal of Popular Culture, 5, 635-646. L'anomalistique se préoccupe principalement des déclarations de protoscientifiques, puisqu'ils cherchent à entrer dans la communauté scientifique et sont d'accord pour jouer le jeu des règles de la méthode scientifique. Peut-être la plus avancée des protosciences est-elle la parapsychologie puisque, contrairement à la cryptozoologie ou l'ufologie, elle a obtenu une affiliation à l'Association Américaine pour l'Avancement de la la Science. Les partisans protoscientifiques se préoccupent de secteurs spécifiques des anomalies et défendent généralement leur significativité en tant que science à part entière (e.g., les parapsychologues se voient eux-mêmes comme des revisionistes de la psychologie), alors que les anomalistes pourraient être intéressés par la même anomalie spécifique mais la placent dans un contexte plus large et reconnaissent que l'anomalie examinée pourrait au final être mieux expliquées par une autre branche de la science (par exemple, les données de la parapsychologie pourraient se révéler être mieux comprises en termes de physique quantique que de psychologie). L'anomalistique tente une vue d'ensemble intégrative de l'ensemble des protosciences et de leurs relations avec les sciences acceptées.

Allant plus loin que les partisans, ceux déclarant des anomalies peuvent être décrits correctement comme des adeptes dy mystère. De nombreux étudiants d'anomalies, tels que ceux associés aux groupes fortéens (suiveurs d'écrivain Charles FortFort, Charles qui catalogua ce qu'il appela les "faits maudits" que la science ignore de manière dogmatique), tombent dans cette catégorie. Ces déclarants aiment attirer l'attention sur ce qui semble être des phénomènes inexpliqués qui montrent les limitations de la science. Leurs écrits donnent la nette impression que même si une explication scientifique radicalement nouvelle pouvait être trouvée à ces phénomènes, elle produirait une déception plutôt qu'une célébration. A leur plus extrême, leur attitude est fondamentalement anti-scientifique, de tels adeptes du mystère souhaitant embarrasser la science plutôt que de la faire avancer. Contrairement aux anomalistes, qui voient les anomalies comme un appel au réveil nous signifiant le besoin de nouvelles théories scientifiques améliorées et plus complètes, les adeptes du mystère recherche l'extraordinaire en lui-même. L'adepte du mystère cherche principalement à se divertir avec un "spectacle de monstruosités" de la nature qui reste hors de l'entrée principale du "cirque" central de la science.

Diamétralement opposés aux adeptes du mystère, qui aiment que les choses ne soient pas expliquées, se trouvent les rieurs qui semblent peu enclins au mystère. Bien que nombre de gens de cette catégorie écartant et ridiculisant les déclarations d'anomalie se qualifient eux-mêmes de "sceptiques", ils sont souvent plutôt des "pseudo-sceptiques" en ce qu'ils nient plutôt que doutent des déclarations d'anomalies s7Truzzi, M.: 1987. "Editorial: On Pseudo-Skepticism," Zetetic Scholar, n° 12/13, 3-4. Tout en adoptent un point de vue sceptique envers les déclarations d'anomalies, ils semblent moins enclins à adopter la même position critique face aux théories orthodoxes. Par exemple, ils pourraient attaquer les méthodes alternatives en médecine (e.g., pour manque d'études en double aveugle) tout en ignorant que des critiques semblables peuvent être soulevées à l'encontre de la médecine plus conventionnelle (e.g., ces rieurs se plaignent rarement de l'absence de tests en double aveugle pour les résultats de chirurgie).

De nombreux déclarations d'anomalies sont des projections et méritent d'être démontées de manière adéquate, et les anomalistes pourraient donc s'engager dans un démontage légitime. Cependant, ceux que j'appelle rieurs font souvent des jugements sans enquête complète, et pourraient être plus intéresser par discréditer une déclaration d'anomalie que d'enquêter de manière dépassionnée s8Hyman, Ray: "Pathological Science: Towards a Proper Diagnosis and Remedy," Zetetic Scholar, n° 6, 1980, pp. 31-43. Les rieurs arrivant parfois à discréditer des déclarations d'anomalie (e.g., à travers le ridicule ou des attaques ad hominem) sans présenter de quelconque invalidation solide, de telles activités constituent réellement du pseudo-démontage.

Une caractéristique de nombreux rieurs est leur caractérisation péjorative des partisans comme "promoteurs" et parfois même les déclarants les plus protoscientifiques sont qualifiés de "pseudoscientifiques" ou de praticiens de "/science pathologique". Dans leur forme la plus extrême, les rieurs represéntent une forme de scientisme quasi-religieux traitant la minorité ou les points de vue déviants en science comme des hérésies s9Truzzi, M.: 1996. "Pseudoscience," in Gordon Stein, editor, Encyclopedia of the Paranormal. Buffalo, NY: Prometheus Books. Pp. 560-575.

Ce que font les anomalistes : les 4 fonctions de l'anomalistique

  1. L'anomalistique s'efforce d'évaluer une large gamme de déclarations d'anomalies proposées par des scientifiques comme des protoscientifiques. Elle cherche à apporter une perspective historique et sociologique aux questions, attirant l'attention sur des facteurs et des sources non-rationnels de biais souvent présents parmi les partisans comme leurs critiques. Elle agit comme un chien de garde contre les violations de la rigueur scientifique par toute partie impliquée dans les "litiges" sur des déclarations d'anomalies. Les anomalistes reconnaissent que la plupart des déclarations d'anomalie sont probablement des erreurs et met l'accent sur le fait de distinguer les anomalies simplement prétendues et celles qui sont validées. Elle reconnait, aussi, que la preuve varie toujours en qualité et en degré, et cherche à évaluer le poids de l'ensemble des preuves sans écarter complètement les indices faibles (tels que des rapports anecdotiques ou empiriques) que de nombreux scientifique rejettent trop souvent comme totalement inadmissibles.
  2. Les anomalistes cherchent à mieux comprendre le processus de l'adjudication scientifique et à rendre ce processus à la fois plus juste et plus rationnel. Une anomalie valide est juste un fait à la recherche d'une théorie pour l'expliquer. Et une anomalie n'est extraordinaire que par rapport à ce que nous considérons comme ordinaire. L'anomalistique reconnait par conséquent qu'une déclaration ne peut être considérée comme anormale que dans le contexte d'une théorie scientifique spécifique. Une anomalie pour laquelle nous pouvons spécifier une théorie qui devrait être capable de l'héberger ou sen accommoder mais ne le fait pas, est qualifiée d'anomalie imbriquée s10Westrum, R., Truzzi, M.: 1978. "Anomalies: A Bibliographic Introduction with Some Cautionary Remarks, Zetetic Scholar, n° 2, 69-78. Les anomalies imbriquées semblent contredire certaines attentes de théories acceptées et pourraient donc être contestées par ces théories. Par exemple, un cas valide de clairvoyance constituerait une anomalie imbriquée en ce qu'elle viole la théorie en psychologie actuellement acceptée. Il est important de reconnaître qu'une anomalie imbriquée, dans le contexte du secteur d'une théorie de la science pourrait être considérée moins extraordinaire dans le cadre d'une autre théorie scientifique d'un autre secteur. Par exemple, la clairvoyance, considérée comme un transfert d'information non-locale, pourrait sembler plus tenable (moins anomal) à un scientifique travaillant dans la physique quantique. Il existe aussi des anomalies non imbriquées, celles qui ne contredisent aucune théorie scientifique acceptée mais qui apparaissent seulement bizarres et innatendues. Par exemple, la découverte d'une licorne (signifiant ici simplement un cheval normal avec une seule corne) pourrait être hautement improbable, mais un tel animal ne violerait aucune loi acceptée de la zoologie (comme le ferait un centaure). Les anomalies non imbriquées semblant étranges ou bizarres simplement en termes de nos attentes psychologiques, leur degré d'anormalité scientifique (extraordinarité) a été exaggéré par les adeptes du mystère comme les rieurs qui les contestent.
  3. L'anomalistique s'efforce de construire un cadre conceptuel rationnel en catégorisant et évaluant les déclarations d'anomalie. Elle examine les diverses approches de déclarations extraordinaires et differencie celles qui émanent de perspectives scientifiques, non-scientifiques et anti-scientifiques s11Truzzi, 1972 et 1996. Elle accorde beaucoup d'attention à développer une typologie des anomalies et "déballer" nombre des concepts régulièrement utilisés pour les discuter. L'anomalistique distingue les événements extraordinaires des théories extraordinaires sur des événéments. En considérant le premier, elle sépare les questions sur la crédibilité du narrateur, la plausibilité du récit, et la probabilité/extraordinarité de l'événement s12Truzzi, M.: 1978. "On the Extraordinary: An Attempt at Clarification," Zetetic Scholar, n° 1, 11-19. Elle clarifie les termes courramment confondus comme le supernaturel, le naturel, le préternaturel, l'anormal et le paranormal s13Truzzi, M.: 1977. "From the Editor: Parameters of the Paranormal", The Zetetic [now The Skeptical Inquirer, 1, 2, 4-8 s14Truzzi, M.: "Editorial: A Word on Terminology", Zetetic Scholar, n° 2, 1978, pp. 64-65. Et, peut-être de manière plus significative, l'anomalistique fait la distinction entre les anomalies cryptoscientifiques et parascientifiques s15Truzzi, M.: 1987. "Zetetic Ruminations on Skepticism and Anomalies in Science," Zetetic Scholar, n° 12/13, 7-20. Les déclarations cryptoscientifiques font référence à des choses ou des objets extraordinaires (e.g., un yeti ou un ovni), alors que des déclarations parascientifiques font référence à des processus ou relations extraordinaires entre ce qui pourrait être des choses tout à fait ordinaires (e.g., une déclaration de télépathie mentale ou d'une influence planétaire sur la personnalité humaine). De telles catégorisations ont d'importantes implications pour notre compréhension de l'évaluation des déclarations d'anomalies. Par exemple, une déclaration cryptoscientifique est au moins théoriquement facile à valider (puisque l'on a besoin de ne capturer qu'un seul serpent de mer géant pour établir son existence), mais pourrait être difficile à falsifier (la chose pouvant éviter la détection ou se trouver ailleurs dans le monde) ; alors qu'une déclaration parascientifique pourrait théoriquement être facile à falsifier (e.g., une relation hypothétique pourrait ne pas apparaître dans une expérience), mais être difficile à valider (des explications alternatives devant être rejetées et la reproduction étant généralement demandée).
  4. L'anomalistique cherche à agir dans le rôle d'un amicus curiae ("ami de la cour") de la communauté scientifique dans son processus d'adjudication. Parce que l'anomalistique n'a pas aucun intérêt particulier dans l'existence comme la non-existence de quelque anomalie déclarée, il lui est possible de se concentrer sur l'investigation et la recherche de la vérité empirique plutôt que sur la défense de tel ou tel point de vue. Alors que d'autres groupes préoccupés par les anomalies devraient agir de manière adéquate comme des avocats pour ou contre les déclarations, ils tentent parfois de manière innapropriée de prendre les rôles de juge et jury, également. Les anomalistes tentent plus modestement de se tenir relativement hors des disputes et d'examiner le processus d'adjudication en lui-même. Leur position est comparable au rôle d'un amicus curiae dans le système légal. En effet, les anomalistes file independent briefs pour aider la "cour" (dans ce cas la communauté scientifique au sens large) à arriver à de meilleurs jugements. Par exemple, les anomalistes pourraient apporter de la lumière sur des questions comme la quantité et le type de preuve qui seraient nécessaires à prouver telle sorte d'anomalie, et si la charge de la preuve que demande la science devrait être simplement une prépondérance d'éléments ou (comme cela est trop souvent et peut-être même demandé de manière infalsifiable) une preuve au-delà de tout doute raisonnable. Elle peut également nous aider à nous assurer de quand des éléments pour ou contre une anomalie sont simplement suggestifs (intéressants), contraignants (apparaîssent comme significatifs et probables) ou convainquants (apparaissent être valide).