Giordano Bruno

Bruno
Bruno

Filippo Bruno naît en janvier 1548 dans paisible bourgade de Nola (Italie), fils de gentilshommes sans titre et aux revenus modestes. L'école la plus proche du village lui donne une instruction imprégnée d'humanisme et qui met l'accent sur les auteurs classiques, l'étude de la langue et de la grammaire latine. Cet enseignement le marquera tout autant que le pédantisme qui l'accompagne et le rebute. À 14 ans, il part pour Naples (Italie) où il rejoint l'université publique. Parallèlement, des cours particuliers le mettent au cœur des débats philosophiques entre platoniciens et dristoliciens. Dès cette époque, il découvre la mnémotechnique, art de la mémoire alors en vogue et qui constituera rapidement l'une de ses disciplines favorites.

Frère dominicain (1565-1576)

A cette 1ʳᵉ strate humaniste et philosophique vient se superposer une couche théologique déterminante. Le mardi 15 juin 1565, Filippo rentre chez les Frères prêcheurs de San Domenico Maggiare (Ce choix semble motivé par le prestige de couvent dominicain qui attribue des titres incontestés et réputés dans toute l'Italie. C'est aussi un précieux refuge en ces temps troublés par des disettes et des épidémies). Pendant 10 ans, Bruno qui a adopté le prénom de Giordano en hommage à un de ses maîtres en métaphysique (Giordano Crispo) lie sa vie aux dominicains, digère une culture dogmatique et pluridisciplinaire (philosophie naturelle, dialectique, rhétorique, métaphysique). Sa trajectoire parait conforme à la devise dominicaine d'une verba et exempla (par le verbe et par l'exemple). Il devient prêtre en 1573. Lecteur en théologie en juillet 1575, il soutient avec succès une thèse sur certains aspects des pensées de Thomas d'Aquin et de Pierre Lombard. Pourtant, les indices d'une rupture qui va très vite arriver sont perceptibles. En réalité, Bruno dissimule un esprit rebelle au carcan théologique et qui a le goût du vagabondage vers les sentiers peu orthodoxes. Sa curiosité vorace ne cesse de croître et de gagner en éclectisme. Il se nourrit abondamment des œuvres d'érasme, humaniste considéré comme hérétique depuis 1559. Il affiche des goûts pour l'hermétisme, la magie et entame une passion pour la cosmologie détachée de l'approche théologique. Dès sa première année de noviciat, il avait été accusé de profanation du culte de Marie. Il finit par se heurter à la hiérarchie sur les questions du dogme de la Trinité qu'il repousse. Une instruction est menée contre lui afin de le déclarer hérétique. Bruno devance la sentence : il abandonne le froc dominicain et fuit Naples en février 1576. Cette apostasie jette Bruno dans une vie aventureuse où la précarité matérielle se dispute à la brièveté des séjours.

Le chevalier errant du savoir (1576-1592)

Pendant 15 années, sa vie exprime un raccourci saisissant et métaphorique : les louvoiements du parcours d'une pensée ample et aux coudées franches. Aux sinuosités de son esprit répondent les errances multiples dans toute une partie de l'Europe.

De février 1576 à 1578, il cherche à se maintenir en Italie au prix de changements incessants imposés par sa condition d'apostat tout autant que par son originalité croissante. Gênes, Noli, Savone, Turin, Venise, Padoue, Brescio, Naples... Bruno vit difficilement de leçons de grammaire ou d'astronomie, parvient tout de même à faire publier à Venise un premier ouvrage dont il ne reste rien d'autre que le titre (Des signes des temps). Il finit par s'exiler, se rend à Chambery, puis à Genève où il espère rencontrer un havre de paix. L'antre calviniste le séduit temporairement : il est intégré dans la communauté évangélique italienne du marquis de Vico, le froc dominicain est définitivement abandonné, il assiste aux prédications, s'inscrit dans plusieurs académies... Finirait-il par se rallier à la cause calviniste ? Le voilà de nouveau en conflit avec la hiérarchie dont il conteste la compétence d'un des membres. Le dimanche 6, il est arrêté et excommunié. 2ᵉ exclusion d'une communauté religieuse !... Bruno n'en restera pas là. Il repart : Lyon, Toulouse... Cette ville sous le joug du dogmatisme catholique sévère le tolère pendant 2 ans. Il réussit à enseigner la physique, la mathématique. Un ouvrage sur la mnémotechnique (Clavis Magna) le fait connaître d'Henri III. Le roi, épaté par les dispositions de sa mémoire abyssale, le convoque à Paris et se fait son protecteur. Bruno connaît alors une forme d'âge d'or. Cinq années exceptionnellement stables (jusqu'en 1583) le voient figurer parmi les philosophes attitrés de la cour. Il enseigne au Collège des lecteurs royaux (le Collège de France), s'adonne aux développements de sa pensée. Face aux tensions religieuses du moment, il adopte une position tolérante, renvoyant dos à dos les extrémismes des protestants et des ligueurs. En l'année d'avant, Le Chandelier, comédie satirique féroce à l'égare des mentalités de son temps, confirment son talent protéiforme et révèle un vrai style d'écrivain, original et vivant, lyrique et ironique, amoureux d'images frappantes, raffinées ou brutales.

En avril 1583, muni d'une recommandation royale, Bruno se rend en Angleterre, à Londres puis à Oxford. L'accueil est hostile. Sa réputation est brillante, mais sulfureuse. Il ne la démentira pas : l'exposé de ses idées malmène l'opinion anglicane, essuie de nombreuses critiques, suscite des disputes passionnées. Déterminé à triompher, juché sur son orgueil de penseur qui connaît sa valeur et juge non sans morgue celle de ses contradicteurs, Bruno consacre 2 années à répliquer par la plume. 2 années qui posent Bruno comme un philosophe, théologien et scientifique puissant, novateur, impertinent en diable.

Héliocentriques... et multiples

En l'année suivante paraissent La cène des cendres, La cause, le principe et l'un, De l'infini, l'univers et les mondes. Ces ouvrages exposent notamment une vision cosmographique sublime d'audace, révolutionnaire, quasi visionnaire. Il enfonce la vieille conception toujours régnante du géocentrisme, soutient la représentation copernicienne du monde, tout en la dépassant : l'univers est infini, peuplé d'une multiplicité de mondes analogues au nôtre. En concevant un monde ouvert, Bruno accomplit un saut dans l'Immensité. La force de la logique de son intuition en fait un précurseur de Kepler et de l'astronomie moderne. Mais Bruno reste ancré dans son époque, mêlant à ces fulgurances des credo hermétiques, magiques et animistes : pour lui, c'est la vie qui anime des planètes soucieuses d'exposer leurs faces au Soleil et la matière possède une âme sensible et rationnelle.

En l'année suivante, 3 nouveaux ouvrages approfondissent et poursuivent ses audaces. L'expulsion de la bête triomphante règle au nom d'un activisme humaniste le compte des attitudes calvinistes et catholiques... La cabale du cheval de Pégase est un opuscule satirique qui démolit méthodiquement l'édifice aristotélicien, vénérable référence depuis de siècles. Enfin, Les fureurs héroïques entérinent l'idée d'un monde qui n'a plus de centre... et Dieu plus de lieu.

De retour à Paris, Bruno voit sa position se détériorer. Le roi ne peut plus guère se risquer à défendre un "hérétique" du savoir alors que les querelles religieuses se durcissent. Bruno est isolé par une sombre affaire qui l'oppose à Mordente, géomètre soutenu par les ligueurs, qui l'accuse de s'attribuer la paternité du compas différentiel. Un nouvel exil conduit le fougueux penseur en Allemagne. En juin 1586, l'université de Marbourg puis Wittenberg l'accueillent. Il se fixe pendant 2 ans... le temps de heurter une nouvelle fois encore la hiérarchie ! À l'automne 1588, Bruno apprend son excommunication, proclamée cette fois-ci par le pasteur de l'Église luthérienne ! Sa mise au ban rapide l'oblige à reprendre la route. Helmstadt, Francfort. Dans l'intervalle, sa production ne faiblit pas, tisonnée par le feu des polémiques et des errances successives. La "Trilogie de Francfort" témoigne de sa volonté d'ordonner sa pensée. De immenso réexamine les fondements de sa cosmographie. De monade mène une réflexion magique où le rapport organique entre les nombres et les figures géométriques est affirmée. De minimo esquisse de saisissants développements sur l'infiniment petit qui annoncent les réflexions à venir sur l'atome. Son dernier ouvrage, paru en 1591 (De la composition des images, des signes et des idées) expose un système mnémotechnique incroyablement sophistiqué.

À l'issue d'une n-ème expulsion, Bruno accepte en 1591 l'invitation d'un patricien, Giovanni Mocenigo, de venir s'établir à Venise. Ce retour dans une Italie jetée dans le combat contre-réformiste est probablement motivé par l'espoir d'obtenir la chaire de mathématique de l'université de Padoue, vacante depuis 1588. Mais Mocenigo attend de Bruno qu'il lui enseigne la mnémotechnique et l'art d'inventer. Vite déçu, Bruno veut repartir et froisse Mocenigo, déjà heurté par la vie peu orthodoxe du philosophe. Il le retient prisonnier puis le dénonce à l'inquisition, ne parvenant pas à le soumettre.

Le samedi 23, Bruno est arrêté et emprisonné, à présent seul face au Saint-Office.

Procès d'un apostat (1592-1600)

Le 1er acte d'accusation se soucie surtout de ses positions théologiques considérées comme hérétiques : on évoque sa pensée antidogmatique, le rejet de la transsubstantiation et de la trinité, son blasphème contre le Christ, sa négation de la virginité de Marie... Mais ses activités philosophiques et scientifiques sont déjà relevées : sa pratique de l'art divinatoire, sa croyance en la métempsychose et notamment sa vision cosmologique sont mentionnées. Au fur et à mesure du procès, l'acte d'accusation ne cesse d'enfler jusqu'à résumer la vie entière d'un esprit à la quête trop librement et orgueilleusement assumée.

Dans un 1er temps, Bruno se défend habilement, jouant à l'occasion la comédie du repentir, mais uniquement sur des "erreurs minimes". Mais son passé d'apostat le rattrape et Rome obtient son extradition. En l'année suivante, 10 nouveaux chefs d'accusation entraînent Bruno dans 7 années d'un procès interminable ponctué par une vingtaine d'interrogatoires menés par le cardinal Bellarmin. On lui administre la torture. Il lui arrive de lâcher du lest, d'esquisser un geste de rétractation... avant de se reprendre. Désireux d'en finir, le pape Clément VIII somme une dernière fois Bruno de se soumettre. L'Entêté réplique : Je ne crains rien et je ne rétracte rien, il n'y a rien à rétracter et je ne sais pas ce que j'aurais à rétracter. La situation est bloquée. Le jeudi 20, Clément 8 ordonne au tribunal de l'Inquisition de prononcer son jugement.

Le jeudi 17 février 1600, Bruno est installé sur le bûcher du . À la lecture de sa condamnation au bûcher, Bruno commente : Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à l'accepter. Il laissera derrière lui sa propre épitaphe : C'est donc vers l'air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux, et m'érige à l'infini. Et tandis que de ce globe je m'élève vers d'autres cieux et pénètre au-de-là par le champ éthéré, je laisse derrière moi ce que d'autres voient de loin.

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